Les Rustres
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CINQUIÈME SCÈNE

Carlo Goldoni

CINQUIÈME SCÈNE


LUNARDO, puis MAURIZIO.

LUNARDO
La voilà partie. On arrive à rien avec les bonnes façons; il faut crier. Je l'aime bien, ma foi ; si fait, je l'aime bien, mais, sous mon toit, je ne veux voir d'autre maître que moi !

MAURIZIO
Monsieur Lunardo, votre serviteur !

LUNARDO
Bonjour à votre Seigneurie !

MAURIZIO
J'ai entretenu mon fils.

LUNARDO
Lui avez-vous dit que vous entendiez le marier?

MAURIZIO
Je le lui ai dit.

LUNARDO
Et qu'a-t-il répondu?

MAURIZIO
Qu'il en est fort aise, mais qu'il aurait plaisir à voir la promise.

LUNARDO(irrité.)
Non Monsieur, cela n'est pas dans nos clauses.

MAURIZIO
Allons ! Allons ! Ne vous emportez pas ! Ce garçon-là fera tout ce qu'il vous plaira.

LUNARDO
Quand vous voudrez… venons-en donc au fait, la dot est prête. Je vous ai promis six mille ducats; six mille ducats je vous donnerai. Les voulez-vous en sequins ou en ducats d'argent? Ou voulez-vous que je les dépose à la banque, à votre ordre?

MAURIZIO
L'argent ne me fait pas faute et vous pouvez à votre aise acheter des rentes sur le
Trésor, à moins que nous cherchions un emploi de l'argent qui nous convienne mieux.

LUNARDO
Fort bien; tout sera fait selon votre désir.

MAURIZIO
N'allez surtout pas faire de dépenses d'habits, je ne veux point.

LUNARDO
Je vous la donne telle qu'elle est.

MAURIZIO
Aurait-elle des robes de soie, par hasard?

LUNARDO
Elle a bien quelques petits brimborions…

MAURIZIO
Je ne veux pas voir de soie chez moi; tant que je vivrai, elle portera des robes de laine. Surtout qu'on ne me rompe pas les oreilles de tabarins, de coiffes, de paniers, de toupets et de leurs bigoudis sur le front !

LUNARDO
Parfait ! Que Dieu vous garde ! C'est ainsi qu'il me plaît. Des bijoux, lui en donnerez-vous?

MAURIZIO
Je lui donnerai de bons bracelets d'or, et le jour des noces, un petit bijou qui était à ma femme, ainsi qu'une paire de boucles d'oreilles en perles.

LUNARDO
Fort bien ! fort bien ! Et n'ayez surtout pas la sottise de les faire monter à la mode !

MAURIZIO
Me prenez-vous pour un fou? En voilà une idée ! Les bijoux ne sont-ils pas toujours à la mode? Et quelle est la chose qui importe : les diamants ou la monture?

LUNARDO
Pourtant, de nos jours, venons-en donc au fait, on voit des gens se ruiner en montures à la mode !

MAURIZIO
C'est bien vrai, Monsieur. Tous les dix ans, on fait remonter ses bijoux, et au bout de cent ans, ils vous reviennent au double.

LUNARDO
Hélas! Il y a bien peu de gens qui pensent comme nous.

MAURIZIO
Aussi y en a-t-il peu qui aient du bien comme nous !

LUNARDO
On prétend toutefois que nous ne savons pas en profiter.

MAURIZIO
Les malheureux ! Lisent-ils dans notre cœur? Ils s'imaginent que rien n'existe au monde que leur propre agrément. Ah ! mon compère ! Quel plaisir de se dire : il ne me manque rien, j'ai tout à suffisance et quelle que soit la conjoncture, j'ai toujours sous la main mes bons sequins sonnants et trébuchants !

LUNARDO
Pour sûr ! Et la table, qu'en dites-vous ! De bons chapons, de bonnes poulardes, de bonnes longes de veau? Tout cela de bonne qualité et à très bon marché, puisque cela est payé rubis sur l'ongle… Et sous son propre toit, sans fracas ni bisbilles.

MAURIZIO
Point de fâcheux qui vous rompent la tête.

LUNARDO
Personne qui sache vos affaires.

MAURIZIO
Sommes-nous pas les maîtres?

LUNARDO
Nos femmes filent doux.

MAURIZIO
Nos enfants marchent droit.

LUNARDO
C'est selon ce principe que me fille est élevée !

MAURIZIO
Mon fils est la perfection même. Il ne gaspillerait pas une obole !

LUNARDO
Ma petite s'entend à tout et je veux que, chez moi, elle s'occupe de tout. Elle fait même la vaisselle !

MAURIZIO
Pour que mon fils ne serre pas de trop près les servantes, je lui ai enseigné à repriser ses bas et à mettre des pièces à ses chausses.

LUNARDO(riant.)
Oh ! Oh ! Parfait !

MAURIZIO(riant.)
Oui; vraiment!

LUNARDO(riant encore et se frottant les mains.)
Or donc ! Sans perdre plus de temps, que l'on termine cette affaire !

MAURIZIO
C'est selon votre désir, compère !

LUNARDO
Je vous attends à dîner céans aujourd'hui, comme je vous l'ai déjà dit. J'aurai quatre cervelles, venons-en donc au fait, mais elles sont magnifiques.

MAURIZIO
Eh bien ! nous les mangerons.

LUNARDO
Avec le cœur content.

MAURIZIO
Quel beau divertissement !

LUNARDO
Et l'on dira encore que nous sommes des sauvages !

MAURIZIO
Quels balourds !

LUNARDO
Fi ! les lourdauds !


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