Les Rustres
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NEUVIÈME SCÈNE

Carlo Goldoni

NEUVIÈME SCÈNE


MARINA, puis FELICE. CANCIANO et le comte RICCARDO.

MARINA
Il est drôle ! Que le diable l'emporte ! Avec la bonne grâce qu'il met à toute chose ! On frappe, Oh hé ! voyons qui frappe. (Du côté du public.)
Cela ferait rire un mort, vraiment ! Il faut aller dîner quelque part, sans qu'on sache en quel lieu ! Bien sûr, j'aurais envie de m'amuser un peu, mais puisque j'ignore où nous allons, je ne sortirai pas. Comment m'y prendre pour le savoir? Oh ! oh ! Madame Felice ! Qui l'accompagne? C'est son dadais de mari. Et l'autre, qui est-ce? Elle a toujours quelque chevalier servant. Son mari a beau être de la même trempe que le mien, Felice ne s'en soucie point du tout et n'en fait qu'à sa tête. Le pauvre diable lui emboîte le pas comme un chien barbon. Je regrette pour mon mari, que va-t-il dire en apercevant cette compagnie? Oh hé ! Qu'il dise ce qu'il voudra ! Ce n'est pas moi qui les ai priés, et je ne veux pas mal en user avec ces gens-là !

FELICE
Votre servante, Madame Marina.

MARINA
Votre servante, Madame Felice. Messieurs, je vous honore.

CANCIANO(mélancolique, à MARINA.)
Serviteur.

RICCARDO(à MARINA.)
Je suis le très humble serviteur de Madame.

MARINA
Je suis votre servante. (A FELICE.)
Qui est ce Monsieur?

FELICE
Un comte, un gentilhomme étranger, un ami de mon mari. N'est-ce pas, Monsieur Canciano?

CANCIANO
Je l'ignore.

RICCARDO
Je suis l'ami et le serviteur de tout le monde.

MARINA
L'ami de M. Canciano ne peut être qu'un homme de mérite.

CANCIANO
Je l'ignore, vous dis-je !

MARINA
Comment l'ignorez-vous, puisqu'il vient chez moi en votre compagnie?

CANCIANO
En ma compagnie?

FELICE
Mais avec qui alors? Monsieur le comte, excusez-nous. Nous sommes en carnaval, voyez-vous, et mon mari plaisante. Il veut intriguer Madame Marina, n'est-ce pas, Monsieur Canciano?

CANCIANO
Dire qu'il faut avaler ça.

MARINA(Elle a toutes les roueries !)
Voulez-vous vous asseoir, je vous prie?

FELICE
Oui, asseyons-nous un peu (Elle s'assied.)
Prenez place ici, Monsieur le comte.

RICCARDO
Le sort ne pouvait pas me réserver de meilleure aubaine.

CANCIANO
Et moi, où dois-je m'asseoir?

FELICE
Là-bas, à côté de madame Marina.

MARINA(bas à FELICE.)
Non, ma chère, car si mon mari venait, j'en entendrais de belles !

FELICE(à CANCIANO.)
Regardez : n'y a-t-il pas des chaises, là-bas?

CANCIANO(il s'assied à l'écart.)
Mon Dieu, Madame, je vous suis bien obligé !

RICCARDO(à CANCIANO.)
Mon ami, si vous voulez vous asseoir ici, libre à vous et ne faisons pas de cérémonies. Je m'en irai de l'autre côté auprès de Madame Marina.

MARINA(à RICCARDO.)
Non, Monsieur. Monsieur, non, ne vous dérangez pas.

FELICE
En voilà des balivernes ! Pensez-vous par hasard, que mon mari soit jaloux? Oh hé ! Monsieur Canciano, défendez-vous. Ils vous prennent pour un jaloux. Vous m'étonnez fort, monsieur le Comte. Mon mari est un honnête homme; il sait quelle femme il a, et il ne souffre pas
de cette maladie. D'ailleurs S'il en souffrait, je l'en guérirais sans tarder. Il ferait beau voir qu'une femme comme il faut ne puisse traiter honnêtement un Monsieur, une personne de qualité qui vient passer quatre jours de Carnaval à Venise, qui m'est envoyé par un de mes frères qui habite Milan? Qu'en dites-vous, Marina, serait-ce de la civilité? Et ne serait-ce pas de la dernière incongruité? Mon mari n'est point de cette humeur-là, et toute son ambition consiste à se faire honneur, à se montrer homme de mérite, tout son plaisir est de voir sa femme se divertir, de la voir briller en compagnie et dans la conversation, n'est-ce pas, monsieur Canciano?

CANCIANO(en grommelant.)
Oui, madame.

RICCARDO
A vrai dire, je m'en doutais un peu : mais puisque vous m'en assurez, que M. Canciano me confirme à son tour dans mon assurance, me voici donc en paix, et tout à l'honneur de vous servir.

CANCIANO
C'est de ma faute et j'ai été trop bête de l'introduire chez moi.

MARINA
Demeurerez-vous un peu à Venise, monsieur le Comte?

RICCARDO
J'avais l'intention d'y demeurer assez peu, mais je suis si heureux de me trouver dans cette belle ville, que j'y veux prolonger mon séjour.

CANCIANO
Le diable ne l'emportera-t-il pas?

FELICE
Ainsi donc, Madame Marina, nous dînons ensemble aujourd'hui?

MARINA
Où cela?

FELICE
Où? Ne le savez-vous pas ?

MARINA
Mon mari m'a touché un mot de ce dîner mais il ne m'a pas dit l'endroit.

FELICE
Chez Mme Margarita.

MARINA
Chez M. Lunardo?

FELICE
Si fait !

MARINA
Ah ! je comprends. On conclut le mariage.

FELICE
Quel mariage?

MARINA
Ne le savez-vous pas?

FELICE
Mais non ! Contez-moi cela !

MARINA
La plus grande nouveauté du monde !

FELICE
A propos de qui? De Lucietta?

MARINA
Oui-dà, mais motus !

FELICE(s'approchant tout près de MARINA)
Ma toute bonne, contez-moi cela !

MARINA(en montrant RICCARDO et CANCIANO)
Ils vont entendre ?

FELICE
Monsieur Ricccardo, allez donc dire un mot à mon mari; tenez lui compagnie un petit peu. S'il aime que l'on entretienne sa femme, il ne veut tout de même pas rester comme cela dans un coin, n'est-ce pas, monsieur Canciano?

CANCIANO(à RICCARDO.)
Hé ! ne vous dérangez pas, cela n'a aucune importance.

RICCARDO(s'approchant de CANCIANO.)
Mais j'aurai grand plaisir à causer avec M. Canciano. Je le prierai même de me donner son avis sur certaines affaires.

CANCIANO
Qu'il y compte !

FELICE(à MARINA.)
Et alors?

MARINA(à FELICE.)
Quelle diablesse vous êtes !

FELICE
Si je n'agissais pas de la sorte, je mourrais d'ennui avec un mari de cet acabit !

MARINA
Et moi donc !

FELICE
Dites-moi, dites-moi ! De quoi s'agit-il à propos de Lucietta?

MARINA(tout bas.)
Je vous dirai tout, mais chut ! que personne n'entende.

RICCARDO(à CANCIANO,.)
Monsieur, il me semble que vous ne vous souciez guère de moi.

CANCIANO
Excusez-moi, mais j'ai assez de tracas sans que je m'en fasse pour autrui.

RICCARDO
Fort bien ! Je ne vous incommoderai plus. Mais ces dames chuchotent entre elles; disons-nous quelque chose.

CANCIANO
Que voulez-vous que je vous dise? Je ne suis pas un homme disert; je ne me soucie guère des nouveautés, et j'aime encore moins la conversation.

RICCARDO
C'est un vrai butor que cette homme-là!

FELICE(à MARINA.)
Ne l'a-t-il pas encore vue?

MARINA
Non, et l'on ne veut pas qu'il la voie.

FELICE
Voilà une balourdise belle et bonne !

MARINA
Si vous saviez ! Je donnerais je ne sais quoi pour que le prétendu la voie, avant de signer le contrat.

FELICE
Ne peut-il pas se rendre chez elle?

MARINA
Juste Ciel, que me dites-vous là?

FELICE
Ne pourrait-on pas, sous le couvert du Carnaval?

MARINA
Parlez bas, que l'on n'entende point.

FELICE(à RICCARDO.)
Allons ! Songez à vos affaires et ne restez pas là pour espionner.
A

MARINA(à mi-voix.)
Ecoutez bien l'idée qui me passe par la tête.

RICCARDO(à CANCIANO.)
Où va-t-on ce soir ?

CANCIANO
A la maison.

RICCARDO
Et Madame?

CANCIANO
A la maison.

RICCARDO
Y aura-t-il conversation?

CANCIANO
Oui, monsieur, au lit.

RICCARDO
Au lit? A quelle heure?

CANCIANO
A huit heures.

RICCARDO
Vous vous moquez !

CANCIANO
Sur ma foi ! et je suis votre serviteur.

RICCARDO
Je me vois mal parti, à ce qu'il paraît !

FELICE(bas à MARINA.)
Qu'en pensez-vous ? Et cela vous plaît-il?

MARINA
Fort bien. Tout ira à merveille. Mais le moyen de le faire savoir à mon neveu? Si je l'envoie quérir, mon mari se mettra certainement en colère !

FELICE
Faites-lui savoir que je l'attends chez moi.

MARINA
Et son père?

FELICE
N'est-il pas prié chez M. Lunardo? Une fois son père sorti, qu'il se hâte de venir je me charge du reste.

MARINA
Et puis?

FELICE
Et puis? Et puis? Au fond du puits, la vérité ! Laissez-moi faire, vous dis-je !

MARINA
Je l'envoie avertir aussitôt.

FELICE(à RICCARDO et à CANCIANO.)
Eh bien ! Avez-vous perdu la langue?(A RICCARDO.)
Le pauvre ! Il aura quelque rat dans la tête. Mille soucis agitent mon mari; c'est un homme tout à fait comme il faut… !

RICCARDO
Je crains qu'il ne soit incommodé !

FELICE
Mon Dieu ! Que je suis malheureuse ! Cela me peinerait bien. Qu'avez-vous donc, monsieur Canciano? (A RICCARDO.)
Pourquoi pensez-vous qu'il soit incommodé?

RICCARDO
Il veut aller au lit à huit heures.

FELICE(à CANCIANO.)
Parfait ! C'est vous gouverner à merveille, mon cher !

CANCIANO
Mais vous viendrez avec moi.

FELICE
Oh ! à propos ! Avez-vous oublié que nous allons à l'Opéra?

CANCIANO
A l'Opéra, on ne me verra point.

FELICE(à CANCIANO.)
Comment? Voici la clef de la loge; c'est vous-même qui me l'avez achetée.

CANCIANO
Je l'ai achetée… je l'ai achetée, parce que vous m'avez ensorcelé. Mais à l'Opéra, on ne me verra point et vous n'irez pas davantage.

FELICE
Mon cher petit mari ! Il plaisante, savez-vous ! Il plaisante, Madame Marina ! Mon mari a tant d'amitié pour moi qu'il m'a retenu une loge et qu'il va m'accompagner à l'Opéra. N'estce pas, mon chéri? (Bas à CANCIANO)
. Écoutez bien : ne me jouez pas un de vos tours, sinon vous aurez affaire à moi !

MARINA
La rusée !

FELICE(à RICCARDO.)
Voulez-vous être des nôtres? La loge est assez grande, n'est-ce pas, monsieur Canciano?

CANCIANO
Elle me fait passer par tous ses caprices ! Que le Ciel la confonde !


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