Les Rustres
-
CINQUIEME SCÈNE

Carlo Goldoni

CINQUIEME SCÈNE


MAURIZIO, FILIPPETO et les précédents.

MAURIZIO(un peu froidement.)
Messieurs!

LUNARDO(brusque.)
Serviteur!
(FILIPPETO salue furtivement LUCIETTA… MAURIZIO le regarde, FILIPPETO prend un air détaché.)

FELICE
Monsieur Maurizio, avez-vous appris comment la chose s'est passée?

MAURIZIO
Mon Dieu, je ne songe plus à ce qui s'est laissé, mais bien à ce qui se passera. Qu'en dites-vous, Monsieur Lunardo?

LUNARDO
Je dis donc, venons-en au fait, que les fils, quand on les a élevés comme il faut, ne vont pas en masque, et ne se faufilent pas, venons-en donc au fait, chez les jeunes filles respectables.

MAURIZIO
J'en tombe d'accord. (A FILIPPETO.)
Allons-nous-en.
(LUCIETTA pleure à gros sanglots.)

LUNARDO
Malheureuse ! En voilà des pleurnicheries !

FELICE
Et bien ! pour parler franc, Monsieur Lunardo, venons-en donc au fait, c'est une pure honte. Êtes-vous un homme ou un gamin? Vous dites blanc, vous dites noir, vous tournez et virez comme un vrai toton !

MARINA(à LUNARDO.)
La belle façon ! Ne la lui aviez-vous pas promise? N'avez-vous pas signé de contrat? Que s'est-il passé? Qu'est-il advenu? Vous l'a-t-il enlevée? A-t-il jeté le déshonneur sur votre maison? Que signifient ces niaiseries? Que signifient ces grimaces? Que signifie cette tête longue d'une aune?

MARGARITA
Je tiens, moi aussi, à dire mon mot dans cette affaire. Oui, monsieur, il m'a fort déplu de le voir ici, et il a eu tort d'y venir. Mais en lui donnant la main de votre fille, ne mettez-vous un point final à l'aventure? Je vous ai laissé dire, je vous ai laissé faire à votre aise mais, à présent, je vous l'avoue sans ambages : oui, monsieur, il convient qu'il la prenne, il convient qu'elle l'épouse !

LUNARDO
Eh bien ! qu'il la prenne, qu'elle l'épouse, qu'ils se débrouillent ! J'ai la tête rompue et je n'en puis plus !
(LUCIETTA et FILIPPETO sautent de joie.)

MAURIZIO(à LUNARDO.)
Faut-il qu'ils se marient avec cette rage?

FELICE
S'il devient enragé, tant pis pour lui ! Ce n'est pas moi qui l'épouse, après tout !

MARGARITA
Allons, monsieur Lunardo, consentez-vous à ce qu'ils se donnent la main?

LUNARDO
Un instant, s'il vous plaît. Il faut que ma bile se dissipe.

MARGARITA(à LUNARDO.)
Allons ! mon cher époux, je vous comprends. Je connais votre caractère : vous êtes un homme de bien, un homme affectueux, vous avez du cœur mais, ma foi de ma foi ! vous êtes d'humeur bien incommode ! Cette fois j'avoue que vous avez raison; mais enfin, nous vous avons demandé pardon, votre fille et moi. N'en doutez pas, pour qu'une femme se réduise à cela, il en faut ! Si je l'ai fait, c'est parce que je vous porte amitié et que je porte amitié à cette enfant qui n'en convient guère ou ne veut pas en convenir. Pour elle comme pour vous, il n'est pas un bien dont je me priverais, et je donnerais mon sang pour que nous vivions tous les trois en repos. Faites le bonheur de cette enfant, apaisez votre ressentiment ; sauvez la renommée de la maison ! Et si je ne mérite pas par là votre affection, eh bien ! il en sera de moi ce que voudront mon mari, mon destin et mon malheur.

LUCIETTA(en pleurant.)
Madame ma mère, Dieu vous bénisse, ma mie, je vous demande pardon à vous aussi de tout ce que je vous ai dit et de tout ce que j'ai fait.

FILIPPETO
Elle me fait pleurer à mon tour.
(LUNARDO s'essuie les yeux.)

CANCIANO(à LUNARDO.)
Voyez-vous, Monsieur Lunardo ! Quand elles en sont là, on ne peut plus leur résister !

SIMON
En somme, de bonne grâce ou non, elles font toujours leurs quatre volontés.

FELICE
Ainsi donc, Monsieur Lunardo?

LUNARDO(avec dépit.)
Un moment…

FELICE
Trésor !

LUNARDO(tendrement.)
Lucietta?

LUCIETTA
Monsieur.

LUNARDO
Viens ici.

LUCIETTA(s'approche doucement.)
Je viens.

LUNARDO
Désires-tu te marier?

LUCIETTA
prend un air confus et ne répond pas.

LUNARDO(avec dépit.)
Allons ! réponds, désires-tu te marier?

LUCIETTA(fort, en tremblant.)
Oui Monsieur. Oui Monsieur.

LUNARDO(à LUCIETTA.)
Tu l'as vu, hein, ton prétendu?

LUCIETTA
Oui, Monsieur.

LUNARDO
Monsieur Maurizio?

MAURIZIO(rogue.)
Qu'y a-t-il?

LUNARDO
Allons, mon vieil ami, à quoi bon, venons-en donc au fait, prendre votre ton de rabat-joie? Si vous n'y voyez pas d'opposition, ma fille sera l'épouse de votre fils.
(Les deux jeunes gens échangent des marques de joie.)

MAURIZIO
Ce vaurien ne le mérite guère.

FILIPPETO(sur un ton de prière.)
Monsieur mon père…

MAURIZIO(sans regarder FILIPPETO.)
Me jouer un tour de la sorte !

FILIPPETO
Monsieur mon père…

MAURIZIO
Non, je ne le marierai pas.

FILIPPETO(chancelle, à moitié évanoui.)
Oh ! pauvre de moi !

LUCIETTA
Retenons-le ! Retenons-le !

FELICE(à MAURIZIO.)
Or çà ! Voilà la tendresse que vous avez…

LUNARDO
Il a raison de le mortifier.

MAURIZIO(à FILIPPETO.)
Viens ici…

FILIPPETO
Me voici.

MAURIZIO
Te repens-tu de ce que tu as fait?

FILIPPETO
Oui, Monsieur, oui, tout de bon, Monsieur mon père !

MAURIZIO
Écoute bien : tu as beau te marier, je veux que tu me gardes obéissance, et que tu restes sous ma dépendance.

FILIPPETO
Oui monsieur, je le promets.

MAURIZIO
Venez ici, Mademoiselle Lucietta, je vous accepte pour fille, et toi, que le Ciel te bénisse, donne-lui la main.

FILIPPETO(à SIMON.)
Comment fait-on?

SIMON
Allons ! donne-lui la main… comme cela.

MARGARITA
Le pauvre.
(LUNARDO s'essuie les yeux.)

MARGARITA
Monsieur Simon, Monsieur Canciano, c'est vous qui serez les témoins.

CANCIANO
Oui, Madame, volontiers !

SIMON
Eh bien ! à quand le premier garçon?
FILIPPETO il rit et saute de joie.
(LUCIETTA baisse les yeux pudiquement.)

LUNARDO
Allons, mes enfants, vive la joie ! Il est grand temps d'aller dîner !

FELICE
Dites-moi, mon brave Monsieur Lunardo, cet étranger qui est dans la chambre, là, à attendre, vous semble-t-il bienséant de le renvoyer sans dîner? Il s'est rendu auprès de M. Maurizio, c'est lui qui l'a amené ici. Est-il honnête de le traiter ainsi?

LUNARDO
Allons dîner sur-le-champ.

FELICE
Invitez-le, lui aussi.

LUNARDO
Non Madame.

FELICE
Voyez cela ! Ces manières de bougon, ces façons de sauvage que vous avez, vous autres, sont la cause de tout le désordre que nous avons vu, depuis quelques heures et font que… c'est à tous les trois, savez-vous? c'est à tous les trois que je parle… font que vous êtes toujours odieux et toujours mécontents, toujours enragés et éternellement trompés. Soyez un peu plus humains, un peu plus sociables. Considérez la conduite de vos épouses et quand elle est honnête, supportez quelques travers et cédez quelquefois. Ce comte est un homme de bien, un homme de mérite, un galant homme : quel mal est-ce que je fais à le traiter avec bienséance? Mon mari ne l'ignore pas puisqu'il nous accompagne en tout lieu. Il s'agit là d'un seul et simple entretien. Pour ce qui est des atours, si on n'est pas toujours en train de s'affubler à la dernière mode, quand on ne ruine pas sa maison, ne convient-il pas d'être proprement mise? Bref, tenez-vous à vivre en repos? Tenez-vous à vivre en harmonie avec vos épouses? Gouvernez-vous en hommes et non pas en sauvages ! Ordonnez sans tyranniser et aimez si vous voulez être aimés.

CANCIANO
Tout de bon, il faut l'avouer ! Quelle perle ai-je là !

SIMON
Êtes-vous d'accord, Monsieur Lunardo?

LUNARDO
Et vous?

SIMON
Moi, oui.

LUNARDO(à MARGARITA.)
Allez donc dire à cet étranger qu'il veuille bien dîner avec nous.

MARGARITA
Enfin ! Fasse le Ciel que la leçon ne soit pas perdue !

MARINA(à FILIPPETO.)
Et vous, mon neveu, comment en userez-vous avec votre femme?

FILIPPETO
Comme Madame Félice vient de me l'apprendre.

LUCIETTA
Oh ! je ne ferai pas la difficile.

MARGARITA
Elle enrage seulement quand ses manchettes sont fripées.

LUCIETTA
Allons ! ne m'avez-vous pas encore pardonné?

FELICE
Oublions, s'il vous plaît! Passons à table, il est l'heure. Et si le cuisinier de M. Lunardo n'a pas trouvé de sauvagine, eh bien ! nous en ferons notre deuil; nous sommes des gens de bonne compagnie, de bons amis, des gens de cœur. Mangeons, buvons, divertissons-nous, et levons nos verres à la santé de ceux qui, avec tant de bonté et tant de courtoisie, nous ont écoutés, nous ont compris et ont pris part à nos tracas.


Autres textes de Carlo Goldoni

L'Éventail

La pièce "L'Éventail" (Il Ventaglio), écrite par Carlo Goldoni en 1765, est une comédie en trois actes qui se déroule dans un village italien. Elle repose sur une intrigue légère...

Arlequin, valet de deux maîtres

La pièce "Arlequin, valet de deux maîtres" (Il servitore di due padroni), écrite par Carlo Goldoni en 1745, est une comédie en trois actes qui illustre parfaitement l'habileté de Goldoni...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025