Les Rustres
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PREMIER ACTE PREMIÈRE SCÈNE

Carlo Goldoni

PREMIER ACTE PREMIÈRE SCÈNE


(Une chambre chez LUNARDO. MARGARITA et LUCIETTA sont assises. MARGARITA file,)
(LUCIETTA tricote un bas.)

LUCIETTA
Madame ma mère !

MARGARITA
Ma fille !

LUCIETTA
Voici déjà la fin du Carnaval…

MARGARITA
Oui ! Mais quels divertissements avons-nous eus, dites-moi?

LUCIETTA
Hélas ! pas la moindre comédie !

MARGARITA
Cela vous surprend-il? Moi, point du tout. Depuis seize mois que je suis mariée, Monsieur votre père m'a-t-il menée quelque part?

LUCIETTA
Et dire qu'il me tardait tant qu'il se remariât ! Quand j'étais seule ici, je songeais ; je le comprends, mon père. Il ne peut pas souffrir le monde et il n'a personne à qui il puisse me confier. S'il se remariait, j'irais en société avec Madame ma belle-mère. Hélas! il est bel et bien remarié, mais à ce que je vois, il n'y a rien de plaisant ni pour vous ni pour moi.

MARGARITA
C'est un ours, ma fille. Parce qu'il déteste les divertissements, il entend nous en priver de même. Et dire que, quand j'étais jeune fille, les amusements étaient ce qui me manquait le moins ! J'ai été fort bien élevée, comme vous le voyez. Ma mère n'était certes pas d'humeur aisée, et quand quelque chose ne lui allait pas, il fallait l'entendre gronder ! elle avait la main leste, je vous assure ! Il m'empêche qu'elle ne nous privait d'aucun divertissement. L'automne, ma foi de ma foi ! on allait à deux ou trois reprises au théâtre, et cinq ou six fois pendant le carnaval. Lui donnait-on la clef d'une loge, elle nous menait à l'Opéra, ou bien elle achetait sa belle et bonne clef, sans regarder à la dépense et nous menait à la comédie. Elle se mettait en quête des spectacles propres à des jeunes filles et elle nous accompagnait. Nous nous divertissions tout notre saoul. Nous allions aussi au Ridotto, ma foi de ma foi ! puis elle nous emmenait un tantinet à la promenade sur le Liston et sur la Piazzetta où l'on dit la bonne aventure, sans parler des marionnettes et de la foire où nous allions tous les ans une couple de fois. Restions-nous à la maison, il y avait toujours de la conversation. Des parents venaient, des amis venaient, quelque jeune homme même, ma foi de ma foi ! sans qu'on pût le moins du monde y trouver à redire.

LUCIETTA(à part.)
Ma foi de ma foi ! Elle l'a bien répété à six reprises.

MARGARITA
Disons-le : je ne suis pas de celles qui aiment à baguenauder toute la sainte journée. Pourtant… oui, Monsieur, pourtant il me plairait parfois…

LUCIETTA
Et moi, qui ne franchis jamais le seuil de cette chambre ! moi, à qui l'on ne permet pas de mettre le bout du nez au balcon ! L'autre jour, j'y mettais à peine un pied… comme ça… à la dérobée, quand cette pécore d'épicière m'a aperçue. Elle s'est hâtée de le lui dire et j'ai failli être battue !

MARGARITA
Et moi ! Que ne m'a-t-il pas raconté à votre sujet !

LUCIETTA
Quel mal avais-je fait?

MARGARITA
Vous, au moins, ma fille, vous vous marierez, mais moi, il me faudra rester ici jusqu'à la fin de mes jours.

LUCIETTA
Vraiment, Madame ma mère, pensez-vous que je me marierai?

MARGARITA
Pour sûr que vous vous marierez !

LUCIETTA
Vraiment, Madame ma mère, et quand me marierai-je?

MARGARITA
Ma foi de ma foi ! quand le Ciel le voudra.

LUCIETTA
Le Ciel me mariera donc sans que je l'apprenne?

MARGARITA
Petite sotte ! Vous l'apprendrez aussi !

LUCIETTA
Eh bien ! personne ne m'en a encore instruite.

MARGARITA
Si vous n'êtes pas instruite, on vous en instruira.

LUCIETTA
Vraiment, n'y a-t-il rien en vue?

MARGARITA
Peut-être que oui, peut-être que non ! Votre père ne veut pas que je vous en parle.

LUCIETTA
Ma mie, dites-le-moi, s'il vous plaît !

MARGARITA
Pour sûr que non, ma fille !

LUCIETTA
Ma mie, un mot… un demi mot…

MARGARITA
Si je vous disais la moindre chose, il me sauterait à la figure comme un serpent basilic !

LUCIETTA
Mon père n'en saura rien.

MARGARITA
Je suis sûre que vous le lui diriez, ma foi de ma foi !

LUCIETTA
Non, pour sûr, ma foi de ma foi, je ne le lui dirais pas.

MARGARITA
Qu'est-ce que ce "ma foi de ma foi ! "?

LUCIETTA
Je me le demande. J'ai pris cette habitude-là et le dis sans m'en apercevoir.

MARGARITA
J'ai idée que cette péronnelle se moque de moi.

LUCIETTA
Dites-moi, madame ma mère…

MARGARITA
Songez à travailler ! N'avez-vous pas encore fini votre bas?

LUCIETTA
Je termine à l'instant.

MARGARITA
S'il rentre avant que votre ouvrage soit terminé, il prétendra que vous vous êtes mise au balcon et je ne voudrais pas, ma foi de ma foi… (A part.)
maudite soit la manie !

LUCIETTA
Voyez! je me dépêche! mais parlez-moi donc du prétendu.

MARGARITA
De quel prétendu?

LUCIETTA
Ne disiez-vous pas que j'allais me marier?

MARGARITA
Cela se peut…

LUCIETTA
Ma mie, vous savez quelque chose…

MARGARITA(un peu irritée.)
Je ne sais rien.

LUCIETTA
Quoi? encore rien… rien encore.

MARGARITA
Vous me rompez la tête !

LUCIETTA(avec dépit.)
La peste l'étouffe !

MARGARITA
En voilà des façons !

LUCIETTA
C'est que je n'ai personne au monde qui me porte amitié !

MARGARITA
Je ne vous aime que trop, petite péronnelle !

LUCIETTA(à mi-voix.)
Oui, amitié de belle-mère !

MARGARITA
Que dites-vous?

LUCIETTA
Oh ! rien.

MARGARITA
Oh ! ne m'échauffez pas les oreilles, parce que… parce que… Du reste, je souffre trop de choses dans cette maison, avec ce mari qui me tracasse toute la journée ! Il ne manquerait plus, ma foi de ma foi ! que j'aie à m'enrager à cause de la belle-fille !

LUCIETTA
Certes non, Madame ma mère, mais vraiment vous avez tôt fait de vous mettre en colère !

MARGARITA
Elle a presque raison. Je n'étais pas de cette humeur autrefois et me voici devenue une vraie bête… Il n'y a rien à faire : c'est avec les loups qu'on apprend à hurler !


PREMIER ACTE PREMIÈRE SCÈNE

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