Les Rustres
-
HUITIÈME SCÈNE

Carlo Goldoni

HUITIÈME SCÈNE


(FELICE masqué et avec une cape remontée jusque sous le menton, et les précédentes.)

FELICE
Mesdames
(Elles répondent toutes "Madame" à leur tour.)

MARGARITA
Il est tard, Madame Felice. Vous vous faites désirer.

LUCIETTA
Oui, vraiment, nous vous avons bien attendue !

FELICE
Si vous saviez ! je vais vous conter.

MARINA
Etes-vous seule? Pas même votre mari?

FELICE
Pensez-vous ! c'est toujours le même ours mal léché !

MARGARITA
Où est-il donc?

FELICE
J'ai à vous entretenir, aussi l'ai-je envoyé auprès de votre mari.

LUCIETTA
Pourvu qu'elle ait une bonne nouvelle à m'annoncer !

FELICE
Savez-vous qui est avec eux, à l'office !

MARINA
Mon mari.

FELICE
Si fait, mais il y a quelqu'un d'autre.

MARINA
Qui?

FELICE
Monsieur Maurizio.

LUCIETTA
Le père du promis !

MARGARITA
Qui vous l'a dit?

FELICE
Sauvage comme il est, mon mari a voulu savoir qui serait avec lui et la servante lui a appris qu'il se trouverait avec Monsieur Simon et Monsieur Maurizio.

MARINA
Qu'y font-ils donc?

FELICE
Il me semble… il me semble qu'on conclut cette fameuse affaire…

MARINA
Ah ! oui, oui ! J'entends !

MARGARITA
Moi aussi, j'entends !

LUCIETTA(à part.)
Et moi aussi, j'entends !

MARINA
Quant à notre autre affaire, y a- t-il du nouveau?

FELICE
A propos de l'ami?

MARINA
Oui, à propos de l'ami?

LUCIETTA
Quelles cachotteries! Elles s'imaginent que je n'y comprends goutte!

FELICE
Ne pouvons-nous pas parler librement?

MARINA
Si fait. A quoi bon ces mystères, puisque Lucietta est au courant.

LUCIETTA
Oh ! Madame Felice, je vous ai la plus grande obligation du monde !

FELICE(à LUCIETTA.)
Tout de bon ! ma fille ! vous avez bien de la chance !

LUCIETTA
Et pourquoi cela !

FELICE
Je ne l'ai jamais vu, ce garçon, mais vraiment, c'est le meilleur jeune homme qui soit.
(LUCIETTA se pavane toute fière.)

MARGARITA(à LUCIETTA.)
Ne redressez pas trop la crête, mademoiselle !

MARINA
Ce n'est pas pour dire ou parce qu'il s'agit de mon neveu, mais c'est un garçon tout à fait comme il faut.
(LUCIETTA continue à se pavaner.)

MARGARITA(à LUCIETTA.)
Il faudra rabattre de ces airs-là, ma foi de ma foi, et tâcher de vous faire aimer.

LUCIETTA
Oh ! Quant à cela, je m'en charge !

MARINA(à FELICE.)
Hé ! bien ! Ces jeunes gens pourront-ils se rencontrer?

FELICE
Je l'espère.

LUCIETTA
Comment? Quand cela, Madame Felice? Et de quelle façon?

FELICE
Le Ciel vous bénisse ! Vous voilà bien pressée !

LUCIETTA
N'êtes-vous pas d'accord?

FELICE(bas à toutes les trois.)
Il va venir incontinent.

MARGARITA(avec surprise.)
Ici?

FELICE
Oui, Madame, ici.

LUCIETTA(à MARGARITA.)
Pourquoi ne viendrait-il pas ici?

MARGARITA
Taisez-vous, Mademoiselle, vous ne savez pas ce que vous dites. Ma chère Madame Felice, ne connaissez-vous pas mon mari? N'allons-nous pas faire une sottise?

FELICE
Soyez sans crainte, Madame ! Il va venir en masque et déguisé en femme, et votre mari n'y verra que du feu.

MARINA
Tout de bon ! Voilà qui est très bien imaginé !

MARGARITA
Hé ! chère Madame ! mon mari n'est pas un sot; et s'il s'en aperçoit, je suis perdue, ma foi de ma foi !

LUCIETTA(gaiement à MARGARITA.)
Il va venir en masque, ne comprenez-vous pas?

MARGARITA(à LUCIETTA.)
Taisez-vous, friponne !

LUCIETTA(froissée à MARGARITA.)
Puisqu'il va venir déguisé en femme !

FELICE
C'est me faire tort, Madame, que de ne pas vous fier à moi. Soyez sans crainte. D'ailleurs, il ne tardera guère. Si nous sommes encore seules, nous pourrons bavarder à notre aise ! mais s'il arrive quand votre mari sera rentré, ou quand nous serons à table, reposez-vous sur moi. Je sais très bien ce que j'aurai à dire pour qu'ils se voient autant qu'il se pourra. Un coup d'œil à la dérobée, ne suffira-t-il point?

LUCIETTA(émue.)
A la dérobée?

MARGARITA
Viendra-t-il seul?

FELICE
Mais non, ma chère. Peut-il venir seul, voyons ! en masque, déguisé en femme…?

MARGARITA(à FELICE.)
Avec qui viendra-t-il donc?

FELICE(à MARGARITA.)
Avec un étranger. (A MARINA.)
Avec celui de ce matin…

MARINA
J'entends.

MARGARITA
Ma foi de ma foi ! Mon mari qui ne veut jamais voir chez lui des gens qu'il ne connaît pas !

FELICE
Mais il sera en masque, lui aussi.

MARGARITA
C'est encore pis ! non, non, cela ne se peut !

LUCIETTA
En somme, Madame ma mère, vous trouvez en tout de l'embarras. (A part.)
Quelle grincheuse que voilà.

MARGARITA
Je sais ce que je dis et mon mari, ma foi de ma foi ! quelqu'un le connaît-il
mieux que moi?

FELICE
Entre le vôtre et le mien, quelle différence y a-t-il, je vous prie? Ce sont deux barbons taillés dans le même drap, n'est-il pas vrai? Mais, ma mie, me voit-on vivre dans la peur comme vous?

MARGARITA
Fort bien ! C'est que vous êtes plus adroite que moi.

LUCIETTA
On frappe.

MARGARITA
Mais non, on ne frappe pas !

MARINA
La pauvre, c'est son cœur qui frappe !

FELICE
Dites-moi, Madame Margarita, qu'ai-je à perdre, ou qu'ai-je à gagner en cette aventure? Je le fais pour obliger Madame Marina et cette jeune fille aussi, à qui je veux du bien. Mais si je vous vois le prendre de la sorte…

LUCIETTA
Hélas ! Que dit-elle là !

MARINA(à MARGARITA.)
Puisque nous y sommes !

MARGARITA(à LUCIETTA.)
Bon ! Bon ! S'il nous arrive quelque tracas, ce sera tant pis pour vous !

LUCIETTA(à MARGARITA.)
Entendez-vous, on frappe, dis-je !

MARGARITA
A présent, oui ! on a frappé !

LUCIETTA
Il faut qu'elle dorme, cette autre-là ! Je vais ouvrir.

MARGARITA
Non, Mademoiselle, non ! c'est moi qui m'en chargerai.
(Elle sort.)


Autres textes de Carlo Goldoni

L'Éventail

La pièce "L'Éventail" (Il Ventaglio), écrite par Carlo Goldoni en 1765, est une comédie en trois actes qui se déroule dans un village italien. Elle repose sur une intrigue légère...

Arlequin, valet de deux maîtres

La pièce "Arlequin, valet de deux maîtres" (Il servitore di due padroni), écrite par Carlo Goldoni en 1745, est une comédie en trois actes qui illustre parfaitement l'habileté de Goldoni...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025