ACTE TROISIÈME - Scène XII



(Les précédents ; ANNA, entrant vivement.)

ANNA
Monsieur Kean, monsieur Kean, c'est votre voix ; je l'ai entendue. Me voilà.

KEAN
Miss Anna ! vous ici, dans une taverne, sur le port ! Pardon, mais les droits que vous m'avez donnés à votre confiance me permettent de vous adresser cette question. Au nom du ciel, que venez-vous faire ici ? qui vous y a conduite ? Salomon, mon ami… va dire qu'on se mette à table en m'attendant.

ANNA
Oh ! maintenant que nous sommes seuls, expliquez-vous, monsieur Kean.

KEAN
Mais vous-même, miss, dites-moi, qui vous amène dans un lieu si peu digne ?

ANNA
Votre lettre.

KEAN
Ma lettre ? je n'ai pas eu l'honneur de vous écrire.

ANNA
Vous ne m'avez pas écrit, monsieur, que ma liberté était compromise, qu'il fallait que je quittasse la maison de ma tante, parce qu'on devait ?… Oh ! mais j'ai votre lettre sur moi. Tenez, tenez, la voilà.

KEAN
Il y a quelque infamie cachée sous tout ceci. Quoiqu'on ait essayé d'imiter mon écriture, ce n'est pas la mienne.

ANNA
N'importe ; lisez-la, monsieur, elle vous expliquera ma présence ici, ma joie en vous revoyant. Lisez, lisez, je vous prie.

KEAN (lisant.)
"Miss, on vous a vue entrer chez moi ; on vous a vue sortir ; on nous a suivis : votre retraite est découverte ; on sollicite, pour vous en arracher, un ordre que l'on obtiendra. Il n'y a qu'un moyen d'échapper à vos persécuteurs : rendez-vous ce soir sur le port ; demandez la taverne du Trou du Charbon. Un homme masqué viendra vous y prendre ; suivez-le avec confiance, il vous conduira dans un lieu où vous serez à l'abri de toute recherche, et où vous me retrouverez. Ne craignez rien, miss, et accordez-moi toute votre confiance, car j'ai pour vous autant de respect que d'amour. Edmond Kean. On veille sur moi comme sur vous ; voilà pourquoi je ne vais pas moi-même vous supplier de prendre cette résolution, qui seule peut vous sauver."

ANNA
Voici l'explication de ma conduite, monsieur Kean ; je n'ai pas besoin de vous en donner d'autre. J'ai cru que cette lettre était de vous ; je me suis fiée à vous ; je suis venue à vous.

KEAN
Ô miss ! miss, combien je remercie le hasard, ou plutôt la Providence qui m'a conduit ici ! Écoutez, miss, il y a dans toute cette chose un mystère d'infamie que je vais approfondir, je vous jure, et dont l'auteur se repentira. Mais au point où nous en sommes, et pour me soutenir dans la lutte que je vais engager, il faut que vous me disiez tout, miss ; il faut que vous n'ayez plus de secrets pour moi ; il faut que je vous connaisse comme une sœur ; car je vais vous défendre, j'en jure Dieu, comme si vous étiez de ma plus proche et de ma plus chère famille.

ANNA
Oh ! avec vous, près de vous, je ne crains rien.

KEAN
Et cependant vous tremblez, miss.

ANNA
Oh ! monsieur Kean, est-il bien généreux à vous de m'interroger, lorsqu'à vous surtout je ne puis tout dire ?

KEAN
Et que peut avoir à cacher un jeune cœur comme le vôtre, miss ? parlez-moi comme vous parleriez à votre meilleur ami, à votre frère.

ANNA
Mais comment oserai-je ensuite lever les yeux sur vous ?

KEAN
Écoutez-moi, car je vais aller au-devant de vos paroles… Je vais lever un coin du voile sous lequel vous cachez votre secret… Habitués, comme nous le sommes, nous autres comédiens, à reproduire tous les sentiments humains, notre étude continuelle doit être d'aller les chercher au plus profond de la pensée… Eh bien ! j'ai cru lire dans la vôtre… pardon, miss, si je me trompe… que votre haine pour lord Mewill… vient d'un sentiment tout opposé pour un autre.

ANNA
Oui, oui… et vous ne vous êtes pas trompé… mais ce n'est point ma faute, j'ai été entraînée par une fatalité bizarre, à laquelle aucune femme n'aurait pu résister… Oh ! pourquoi ne m'a-t-on pas laissée mourir ?

KEAN
Mourir… vous si jeune… si belle ! et pourquoi vouliez-vous mourir ?

ANNA
Ce n'était point moi qui voulais quitter la vie, c'était Dieu qui semblait m'avoir condamnée. Une mélancolie profonde, un dégoût amer de l'existence, s'étaient emparés de moi… mon corps manquait de force, ma poitrine d'air, mes yeux de lumière, j'éprouvais l'impossibilité de vivre, et je sentais que j'étais entraînée vers la mort, sans secousse, sans douleurs, sans crainte même, car je n'éprouvais nulle envie de vivre… je ne désirais rien… je n'espérais rien… je n'aimais rien. Mon tuteur avait consulté les médecins les plus habiles de Londres, et tous avaient dit que le mal était sans remède, que j'étais attaquée de cette maladie de nos climats contre laquelle toute science échoue. Un seul d'entre eux demanda si, parmi les distractions de ma jeunesse, le spectacle m'avait été accordé. Mon tuteur répondit qu'élevée dans un pensionnat sévère, cet amusement m'avait toujours été interdit… Alors il le lui indiqua comme un dernier espoir… Mon tuteur en fixa l'essai au jour même ; il fit retenir une loge, et m'annonça après le dîner que nous passions notre soirée à Drury-Lane ; j'entendis à peine ce qu'il me disait. Je pris son bras lorsqu'il me le demanda, je montai en voiture… et je me laissai conduire comme d'habitude, chargeant en quelque sorte les personnes qui m'accompagnaient de sentir, de penser, de vivre pour moi… J'entrai dans la salle… Mon premier sentiment fut presque douloureux… toutes ces lumières m'éblouirent, cette atmosphère chaude et embaumée m'étouffa… tout mon sang reflua vers mon cœur et je fus près de défaillir… mais en ce moment je sentis un peu de fraîcheur, on venait de lever le rideau. Je me tournai instinctivement, cherchant de l'air à respirer… c'est alors que j'entendis une voix… oh !… qui vibra jusqu'au fond de mon cœur… tout mon être tressaillit… Cette voix disait des vers mélodieux comme jamais je n'en avais entendu… des paroles d'amour comme je n'aurais jamais cru que des lèvres humaines pussent en prononcer… Mon âme tout entière passa dans mes yeux et dans mes oreilles… je restai muette et immobile comme la statue de l'étonnement, je regardai… l'on jouait Roméo.

KEAN
Et qui jouait Roméo ?

ANNA
La soirée passa comme une seconde, je n'avais point respiré, je n'avais point parlé… je n'avais point applaudi… Je rentrai à l'hôtel de mon tuteur, toujours froide et silencieuse pour tous, mais déjà ranimée et vivante au cœur. Le surlendemain on me conduisit au Maure de Venise… j'y vais avec tous mes souvenirs de Roméo… Oh ! mais, cette fois, ce n'était plus la même voix, ce n'était plus le même amour, ce n'était même plus le même homme… mais ce fut toujours le même ravissement… le même bonheur… la même extase… Cependant je pouvais parler déjà… je pouvais dire : C'est beau !… c'est grand !… c'est sublime !

KEAN
Et qui jouait Othello ?

ANNA
Le lendemain ce fut moi qui demandai si nous n'irions point à Drury-Lane. C'était la première fois depuis un an peut-être que je manifestais un désir ; vous devinez facilement qu'il fut accompli ; je retournai dans ce palais de féeries et d'enchantement : j'allais y chercher la figure mélancolique et douce de Roméo… le front brûlant et basané du Maure… j'y trouvai la tête sombre et pâle d'Hamlet… Oh ! cette fois, toutes les sensations amassées depuis trois jours jaillirent à la fois de mon cœur trop plein pour les renfermer… mes mains battirent, ma bouche applaudit… mes larmes coulèrent.

KEAN
Et qui jouait Hamlet, Anna ?

ANNA
Roméo m'avait fait connaître l'amour, Othello la jalousie… Hamlet le désespoir… cette triple initiation compléta mon être… Je languissais sans force, sans désir, sans espoir… mon sein était vide… mon âme en avait déjà fui, ou n'y était pas encore descendue, l'âme de l'acteur passa dans ma poitrine : je compris que je commençais seulement de ce jour à respirer, à sentir, à vivre.

KEAN
Mais vous ne m'avez pas dit, miss, quel était l'homme qui avait produit en vous ce changement ; quel était le Prométhée qui avait rallumé l'âme éteinte, et quel était le Christ qui avait ressuscité la jeune fille déjà couchée dans la tombe.

ANNA
Oh ! c'est que voilà justement le nom que je n'ose pas vous dire… de peur de ne pouvoir plus lever mes regards sur vous.

KEAN
Anna, est-il vrai ?… est-il bien vrai ?… et suis-je assez malheureux ?…

ANNA (effrayée.)
Que dites-vous ?

KEAN
Quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre, Anna… quelque chose que je vous avouerai peut-être un jour… plus tard… mais dans ce moment, miss Anna, ne songeons qu'à vous… chère sœur.

ANNA
Kean, mon frère… mon ami !…

KEAN
Revenons à cette lettre… car maintenant que je sais tout, il n'y a pas une minute à perdre…

ANNA
Mais à votre tour, dites-moi comment êtes-vous venu, et que signifie ce costume ?

KEAN
Parrain d'un enfant qui appartient à de pauvres gens que j'ai connus autrefois, j'ai pensé que cet habit leur donnerait plus de liberté vis-à-vis de moi, en me faisant plus leur égal… je l'ai pris, et me voilà… Mais parlons d'autre chose… Cet homme masqué n'est pas venu ?

ANNA
Pas encore.

KEAN
Il va venir, alors ?

ANNA
Sans doute.

KEAN
Peter ?

ANNA
Qu'allez-vous faire ?
(Peter entre.)

KEAN
Le constable est-il arrivé ?

PETER
Il attend dans la grande salle avec le reste de la société.

KEAN
Priez-le de venir.

ANNA
Oh ! Kean, vous m'effrayez.

KEAN
Que pouvez-vous craindre ?

ANNA
Je ne crains rien pour moi… c'est pour vous.

KEAN
Oh ! soyez tranquille… Ah ! venez, monsieur le constable, venez… voici miss Anna Damby, l'une des plus riches héritières de Londres, à qui l'on veut faire violence pour le choix d'un époux ; je vous ai appelé pour vous la confier… Votre mission est grande et belle, monsieur le constable… Étendez le bras sur cette jeune fille, et sauvez-la.

LE CONSTABLE
Quel changement ! et qui êtes-vous, monsieur, qui réclamez mon ministère avec tant de confiance et d'autorité ?

KEAN
Peu importe qui réclame la protection de la loi, puisque la loi est égale pour tous… puisque la justice porte un bandeau sur les yeux, et que ses oreilles seules sont ouvertes. En tout cas, si vous voulez savoir qui je suis, je suis l'acteur Kean : vous m'avez dit que vous aimiez les artistes, je vous ai promis de vous en faire connaître un… vous voyez que je tiens ma parole.

LE CONSTABLE
Comment ne vous ai-je pas reconnu, moi qui vous ai vu jouer cent fois, et qui suis un de vos plus chauds admirateurs ?… Ainsi, mademoiselle, vous réclamez ma protection ?

ANNA
À genoux.

LE CONSTABLE
Elle vous est acquise, mademoiselle ; seulement dites-moi de quelle manière…

KEAN
Anna, entrez avec monsieur le constable dans cette chambre ; vous lui direz… vous lui raconterez tout… Quant à moi, il faut que je reste seul ici… j'attends quelqu'un.

ANNA
Kean, de la prudence.

KEAN
Allez, je vous prie… Quant à nous, monsieur le constable, soyez tranquille, cela ne changera rien au programme de notre soirée… et nous n'en souperons que plus joyeusement, je vous le jure.
(Anna et le constable sortent.)

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