ACTE DEUXIÈME - Scène IV



(MISS ANNA, voilée, KEAN, puis SALOMON.)

ANNA (seule.)
Me voilà donc venue chez lui !… Aurai-je le courage de lui dire ce qui m'amène ?… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… donne-moi de la force, car je me sens mourir !

KEAN (rentrant avec un habit.)
Vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, miss. Puis-je être assez heureux pour pus être bon à quelque chose, assez favorisé du ciel pour me trouver en position de vous être utile ?

ANNA
Oh ! c'est sa voix ! Excusez mon trouble, monsieur, il est bien naturel ; et si modeste que vous soyez, vous comprendrez que votre réputation, votre talent, votre génie…

KEAN
Madame…

ANNA
M'effrayent plus encore que votre accueil ne me rassure. On vous dit cependant aussi bon que grand… Si vous n'eussiez été que grand, je ne serais pas venue à vous.
(Elle lève son voile. Ils s'asseyent.)

KEAN (faisant un signe.)
Vous m'avez dit que je pourrais vous rendre un service ; mon désir de vous le rendre est grand, miss, et cependant j'hésite à vous presser… Un service est sitôt rendu !

ANNA
Oui, vous avez deviné juste, monsieur, et j'attends beaucoup de vous, il s'agit de mon bonheur, de mon avenir, de ma vie peut être.

KEAN
Votre bonheur ? oh ! vous avez sur le front toutes les lignes heureuses, miss. Votre avenir ? et quelle prophétesse damnée, fut-ce l'une des sorcières de Macbeth, oserait vous prédire autre chose que des félicités ? Votre vie ? partout où elle brillera… il poussera des fleurs comme sous un rayon du soleil.

ANNA
Il se peut que les années qui me restent à vivre soient plus heureusement dotées que les années que j'ai déjà vécu, car il y a un quart d'heure encore, monsieur Kean, que je me demandais si je devais venir vous trouver ou mourir.

KEAN
Vous m'effrayez, madame…

ANNA
Il y un quart d'heure que j'étais encore la fiancée d'un homme que je déteste, que je méprise, et que l'on veut me forcer d'épouser, non pas ma mère, non pas mon père, hélas ! je suis orpheline, mais un tuteur à qui mes parents, en mourant, ont légué tout leur pouvoir. C'était hier matin que mon malheur devait s'accomplir, si je n'avais, soit folie, soit inspiration, quitté la maison de mon tuteur. J'ai fui, j'ai demandé où vous demeuriez… on m'a indiqué votre maison… je suis venue.

KEAN
Et qui m'a valu l'honneur d'être choisi par vous, miss, ou comme conseiller, ou comme défenseur ?

ANNA
Votre exemple, qui m'a prouvé qu'on pouvait se créer des ressources honorables et glorieuses.

KEAN
Vous avez songé au théâtre ?

ANNA
Oui ; depuis longtemps mes yeux sont fixés ardemment sur cette carrière, à l'exemple de miss Siddons, de miss O'Neil, celui plus récent encore de miss Fanny Kemble.

KEAN
Pauvre enfant !

ANNA
Vous paraissez me plaindre et cependant vous ne me répondez pas, monsieur ?

KEAN
Il y a en vous tant de jeunesse, tant de candeur, que ce serait un crime à moi, tout pervers que l'on me fait et que je suis peut-être, de ne pas vous répondre ce que je pense. Me permettez-vous de vous parler comme un père, miss ?

ANNA
Oh ! je vous en supplie !

KEAN
Asseyez-vous, ne craignez rien ; à compter de cette heure, vous m'êtes aussi sacrée que si vous étiez ma sœur.

ANNA (s'asseyant.)
Que vous êtes bon !

KEAN (debout.)
Vous avez vu le côté doré de notre existence, et il vous a éblouie. C'est à moi de vous montrer le revers de cette médaille brillante qui porte deux couronnes, une de fleurs, une d'épines.

ANNA
Je vous écoute, monsieur, comme si Dieu me parlait.

KEAN
Votre candeur, votre âge, miss, vont rendre délicate la tâche que je me suis imposée. Il y a des choses difficiles à dire pour un homme de mon âge, difficiles à comprendre pour une jeune fille du vôtre… vous m'excuserez, n'est-ce pas, si l'expression ternissait la chasteté de la pensée ?

ANNA
Edmond Kean ne dira rien que ne puisse entendre Anna Damby, je l'espère.

KEAN
Kean ne devrait rien dire de ce qu'il va dire à miss Damby, jeune fille du monde, destinée à rester dans le monde, et qu'il rencontrerait dans le monde… Kean dira tout et doit tout dire à la jeune artiste qui lui accorde sa confiance, et lui fait l'honneur de venir chez lui le consulter, et ce qui lui paraîtrait dans le premier cas une inconvenance, lui semble dans le second un devoir.

ANNA
Parlez donc, monsieur.

KEAN
Vous êtes belle. Je vous l'ai dit. C'est quelque chose, c'est beaucoup même pour la carrière que vous voulez embrasser… mais ce n'est point tout, miss… la part de la nature est faite, celle de l'art reste à faire.

ANNA
Oh ! dirigée par vous, j'étudierai, je ferai des progrès, j'acquerrai un nom.

KEAN
Dans cinq ou six ans, c'est possible… car ne croyez pas que rien se fasse sans le temps et sans l'étude. Quelques privilégiés naissent avec le génie… mais comme le bloc de marbre naît avec la statue, il faut la main de Praxitèle ou de Michel-Ange, pour en tirer une Vénus ou un Moïse. Oui, certes, je suppose, je crois même que vous êtes de ces élues, que dans quatre ou cinq ans votre talent, votre réputation, ne vous laisseront rien à envier à vos rivales, car c'est la gloire seule que vous cherchez… et votre immense fortune ?…

ANNA
J'ai tout abandonné du moment où j'ai fui de chez mon tuteur.

KEAN
Ainsi, vous n'avez rien ?

ANNA
Rien.

KEAN
En supposant que vous possédiez toutes les dispositions nécessaires, il vous faut toujours six mois d'étude avant vos débuts.

ANNA
J'ai heureusement appris dans ma jeunesse tous ces petits ouvrages de femme qui peuvent nourrir celles qui les font. D'ailleurs, j'appartiens à une classe qui est habituée à s'honorer de ce qu'elle gagne. La fortune de ma famille, toute considérable qu'elle est, fut puisée à une source commerciale. Je travaillerai.

KEAN
C'est bien ! Au bout de ces six mois de travail, supposons toujours des débuts brillants, et alors, vous trouverez un directeur qui vous offrira cent livres sterling par an…

ANNA
Mais avec mes goûts simples et retirés, cent livres sterling, c'est une fortune.

KEAN
C'est le quart de ce que vous aurez à dépenser rien que pour vos costumes. La soie, le velours et les diamants coûtent cher, miss. Êtes-vous disposée à vendre votre amour pour parer votre personne ?

ANNA
Oh ! monsieur.

KEAN
Pardon, miss, mais je me tairai à l'instant, ou vous me permettrez de tout dire… à l'heure où vous sortirez de cette chambre pour rentrer dans le monde, cette conversation sera oubliée,

ANNA (baissant son voile.)
Parlez, monsieur.

KEAN
se peut cependant que vous ayez le bonheur de rencontrer un homme riche, délicat, généreux… que vous aimiez et qui vous aime… qui ne vous donne pas, qui partage… Alors le premier danger est évité… la première humiliation n'existe plus… mais je vous l'ai dit, vous êtes belle… Vous ne connaissez pas nos journalistes d'Angleterre, miss… Il en est qui ont compris leur mission du côté honorable, qui sont partisans de tout ce qui est noble… défenseurs de tout ce qui est beau… admirateurs de tout ce qui est grand. Ceux-là, c'est la gloire de la presse… ce sont les anges du jugement de la nation… Mais il en est d'autres, miss, que l'impuissance de produire a jetés dans la critique… Ceux-là sont jaloux de tout, ils flétrissent ce qui est noble… ils ternissent ce qui est beau… ils abaissent ce qui est grand ! Un de ces hommes, pour votre malheur, vous trouvera belle, peut-être… le lendemain il attaquera votre talent… le surlendemain votre honneur… Alors, dans votre innocence du mal, vous voudrez savoir quelle cause le pousse… naïve et pure, vous irez chez lui comme vous êtes venue chez moi… Vous lui demanderez le motif de sa haine et ce que vous pouvez faire pour qu'elle cesse. Alors il vous dira que vous vous êtes trompée à ses intentions, que votre talent lui plaît, qu'il ne vous hait pas, qu'il vous aime au contraire… Vous vous lèverez comme vous venez de le faire, et il dira : Rasseyez-vous, miss… ou demain…

ANNA
Horreur !…

KEAN
Et supposons que vous ayez échappé à ces deux épreuves… une troisième vous attend… Vos rivales… car au théâtre on n'a pas d'amies… on n'a pas d'émules… on n'a que des rivales… vos rivales feront ce que Cimmer et d'autres que je ne veux pas nommer ont fait contre moi. Chaque coterie étendra ses mille bras pour vous empêcher de monter un degré de plus, ouvrira ses mille bouches pour vous cracher la raillerie au visage ; fera entendre ses mille voix pour dire du bien d'elle et du mal de vous… Elles emploieront pour vous perdre des moyens que vous mépriserez… et elles vous perdront avec ces moyens… elles achèteront la louange et l'injure à un prix qui ne leur coûte rien à elles, et que vous ne voudrez pas payer, vous… Le public insoucieux, ignorant, crédule, qui ne sait pas comment se fabriquent hideusement ces réputations et ces mensonges… les prendra pour des talents ou des vérités, à force de les entendre vanter ou redire. Enfin, un beau jour, vous vous apercevrez que la bassesse, l'ignorance et la médiocrité sont tout avec l'intrigue ; que l'étude, le talent, le génie ne serrent à rien sans l'intrigue… Vous ne voudrez pas croire ; vous douterez encore quelque temps… Puis enfin, des larmes plein les yeux, du dégoût plein le cœur, du désespoir plein l'âme, vous en viendrez à maudire le jour, l'heure, la minute où cette fatale idée vous a prise de poursuivre une gloire qui coûte si cher et qui rapporte si peu… Maintenant, levez votre voile, miss, j'en ai fini avec les choses honteuses.

ANNA
Ô Kean ! Kean ! il faut que vous ayez bien souffert !… Comment avez-vous fait ?

KEAN
Oui, j'ai bien souffert ! mais moins encore que ne doit souffrir une femme… car je suis un homme, moi… et je puis me défendre… Mon talent appartient à la critique, c'est vrai… Elle le foule sous ses pieds, elle le déchire avec ses griffes… elle le mord avec ses dents… c'est son droit, et elle en a usé… Mais quand un de ces aristarques d'estaminet s'avise de regarder dans ma vie privée, oh ! alors, la scène change. C'est moi qui menace, et c'est lui qui tremble. Mais cela arrive rarement… on voit trop souvent Hamlet faire des armes… pour que l'on cherche querelle à Kean.

ANNA
Mais toutes ces douleurs ne sont-elles pas rachetées par ce seul mot que vous pouvez vous dire ?… Je suis roi !

KEAN
Oui, je suis roi, c'est vrai… trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de bois doré, des diamants de strass et une couronne de carton ; j'ai un royaume de trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu'un bon petit coup de sifflet fait évanouir. Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !

ANNA
Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire…

KEAN
Eh bien ! parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix, courbé sous son fardeau… du laboureur sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.

ANNA
Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât, venait vous dire : Kean, ma fortune, mon amour, sont à vous… sortez de cet enfer qui vous brûle… de cette existence qui vous dévore… quittez le théâtre…

KEAN
Moi ! moi ! quitter le théâtre… moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c'est que cette robe de Nessus qu'on ne peut arracher de dessus ses épaules qu'en déchirant sa propre chair : moi, quitter le théâtre, renoncer à ses émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready, pour qu'on m'oublie au bout d'un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l'acteur ne laisse rien après lui, qu'il ne vit que pendant sa vie, que sa mémoire s'en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu'il tombe du jour dans la nuit… du trône dans le néant… Non ! non ! lorsqu'on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la parcourir jusqu'au bout…, épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice, boire son miel et sa lie… Il faut finir comme on a commencé, mourir comme on a vécu… mourir comme est mort Molière, au bruit des applaudissements, des sifflets et des bravos !… Mais lorsqu'il est encore temps de ne pas prendre cette route, lorsqu'on n'a pas franchi la barrière… il n'y faut pas entrer… croyez-moi, miss, sur mon honneur ! croyez-moi.

ANNA
Vos conseils sont des ordres, monsieur Kean…, mais que faut-il que je fasse ?

KEAN
Où vous êtes-vous retirée en quittant hier la maison de votre tuteur ?

ANNA
Chez une tante… bonne… excellente, et qui m'aime comme sa fille…

KEAN
Eh bien ! il faut y retourner, miss, et lui demander asile et protection.

ANNA
Pourra-t-elle me les accorder ?… lord Mewill est puissant, et lorsqu'il connaîtra l'endroit où je me suis réfugiée…

KEAN
La loi est égale pour tous, miss, pour le faible comme pour le fort, excepté pour nous autres comédiens, cependant, qui sommes hors la loi. Votre tante demeure-t-elle loin d'ici ?

ANNA
Dans Clary-Street.

KEAN
À dix minutes de chemin d'ici ? prenez mon bras, miss… je vais vous y conduire.

SALOMON (entrant.)
Son altesse royale le prince de Galles.

ANNA
Oh ! mon Dieu !…

KEAN
Vous direz au prince que je ne puis le recevoir, que je suis écrasé de fatigue, que je dors.

SALOMON
J'ajouterai que vous avez passé la nuit à étudier, maître.

KEAN
Non… ajoute que j'ai passé la nuit à boire, il y a plus de chances pour qu'il te croie… Venez, miss…

ANNA
Oh ! Kean, Kean ! vous êtes deux fois mon sauveur.

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