ACTE CINQUIÈME - Scène VI



(KEAN LE COMTE DE KŒFELD, SALOMON.)

SALOMON
Maître, vous m'aviez dit…

KEAN
Que je ne voulais recevoir personne, c'est vrai, mais j'étais loin de m'attendre à l'honneur que me fait M. le comte.
(Il fait signe à Salomon de sortir.)

LE COMTE
Au contraire, monsieur, j'aurais cru que vous n'aviez clos votre porte que parce que vous comptiez sur ma visite.

KEAN
Et d'où m'aurait pu venir cette présomption, monsieur le comte ?

LE COMTE
De ce que j'avais dit hier dans votre loge, à propos de nous autres Allemands, que lorsque nous nous croyons offensés, nous nous battons avec tout le monde : or, je suis offensé, monsieur, et je viens pour me battre. La cause, vous la connaissez, mais il est important qu'elle reste entre nous ; aussi vous voyez que, contrairement aux habitudes, je ne vous ai point écrit, je ne vous ai envoyé personne, et je suis venu à vous seul et confiant comme un homme d'honneur, qui vient jouer sa vie contre un homme d'honneur ; en passant devant la première caserne que nous trouverons sur le chemin d'Hyde-Park, nous prierons deux officiers de nous servir de témoins. Quant au motif de notre rencontre, ce sera tout ce que vous voudrez : une querelle à propos de la mort de lord Castelreag ou de l'élection de M. O'Connel.

KEAN
Mais vous comprenez, monsieur le comte, que ce motif, suffisant pour tout autre, ne l'est pas pour moi : il ne peut y avoir rencontre que lorsqu'il y a offense, et je ne crois pas avoir été assez malheureux…

LE COMTE
C'est bien, monsieur, c'est bien ! je comprends cette délicatesse, mais cette délicatesse est presque une nouvelle insulte. Si vous ne vous battez pas lorsque vous avez offensé, vous battez-vous lorsqu'on vous offense ?

KEAN
C'est selon, monsieur… Si l'on m'offense sans motif, j'attribue à la folie l'insulte qu'on me fait, et je plains celui qui m'insulte.

LE COMTE
Monsieur Kean, dois-je croire que votre réputation de courage est usurpée ?

KEAN
Non, monsieur le comte, car j'ai fait mes preuves.

LE COMTE
Prenez garde, je dirai partout que vous êtes un lâche.

KEAN
On ne vous croira pas.

LE COMTE
Je dirai que j'ai levé la main.

KEAN
Et vous ajouterez que je l'ai arrêtée pour épargner à l'un de nous un chagrin mortel.

LE COMTE
C'est bien, vous ne voulez pas vous battre, je ne puis pas vous forcer ; mais il faut que ma colère se répande, songez-y bien, et si ce n'est sur vous, ce sera sur votre complice.

KEAN (le retenant.)
Je vous jure, monsieur le comte, que vous êtes dans l'erreur la plus profonde, je vous jure que vous n'avez aucun motif de soupçonner ni moi ni personne.

LE COMTE
Ah ! je voulais que tout cela se passât dans le silence, et vous me forcez au bruit ; votre sang suffisait à ma haine, et je ne demandais pas autre chose ; mais vous avez peur de ma vengeance et vous la renvoyez à une femme, c'est bien.

KEAN
Monsieur le comte, il y a quelque chose de plus lâche qu'un homme qui refuse de se battre, c'est un homme qui s'attaque à une femme qui ne peut pas lui répondre.

LE COMTE
Toute vengeance est permise du moment où elle atteint le coupable.

KEAN
Et moi, je vous dis, monsieur, que la comtesse est innocente, je vous dis qu'elle a droit à vos égards et à votre respect ; je vous dis que si vous prononcez un seul mot qui la compromette, que si vous froissez un pli de sa robe, que si vous touchez un cheveu de sa tête, il y a à Londres des hommes qui ne laisseront pas impunie une telle action. Et tenez, moi tout le premier, moi qui ne l'ai vue qu'une fois, moi qui la connais à peine, moi qui ne la connais pas…

LE COMTE
Ah ! tout bon comédien que vous êtes, monsieur Kean, vous venez cependant de vous trahir. Eh bien ! maintenant parlons franc ; regardons-nous en face et ne détournez plus les yeux : connaissez-vous cet éventail ?

KEAN
Cet éventail ?

LE COMTE
Il appartient à la comtesse.

KEAN
Eh bien ! monsieur…

LE COMTE
Eh bien ! monsieur, cet éventail, hier je l'ai trouvé…

SALOMON (entrant.)
Une lettre pressée du prince de Galles.

KEAN
Plus tard.

SALOMON (à demi-voix.)
Non, tout de suite.

KEAN
Vous permettez, monsieur le comte ?

LE COMTE
Faites, faites, je ne m'éloigne pas.

KEAN (après avoir lu.)
Vous connaissez l'écriture du prince de Galles, monsieur ?

LE COMTE
Sans doute ; mais que peut avoir à faire l'écriture du prince de Galles…?

KEAN
Lisez.

LE COMTE (lisant.)
"Mon cher Kean, voulez-vous faire chercher avec le plus grand soin dans votre loge, je crois y avoir oublié hier l'éventail de la comtesse de Kœfeld, que je lui avais emprunté afin d'en faire faire un pareil à la duchesse de Northumberland. J'irai vous demander raison aujourd'hui de la sotte querelle que vous m'avez cherchée hier au théâtre à propos de cette petite fille d'Opéra ; je n'aurais jamais cru qu'une amitié comme la nôtre pouvait être altérée par de semblables bagatelles.
Votre affectionné, Georges."

KEAN
Cette lettre répond mieux que je ne pourrais le faire à des soupçons que je commence à comprendre, monsieur le comte, et dont vous sentirez facilement que ma modestie ne me permettait pas de me croire l'objet.

LE COMTE
Monsieur Kean, on parle de vous arrêter, de vous conduire en prison, n'oubliez pas que les palais consulaires sont inviolables, et que l'ambassade de Danemark est un palais consulaire.

KEAN
Merci, monsieur le comte.

LE COMTE
Adieu, monsieur Kean.
(Kean le reconduit jusqu'à la porte.)

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