ACTE QUATRIÈME - Scène IX
(ROMÉO à la porte d'un donjon gothique qui donne sur une terrasse, JULIETTE sur le dernier escalier du donjon. La comtesse de KOEFELD, LE PRINCEDE GALLES, LE COMTE, dans une loge de l'avant-scène ; lord MEWILL, dans une loge de côté, la nourrice, SALOMON.)
JULIETTE
Ne tourne pas les yeux vers l'horizon vermeil,
Tu peux rester encor, ce n'est point le soleil ;
C'était le rossignol et non pas l'alouette
Dont le chant a frappé ton oreille inquiète ;
Caché dans les rameaux d'un grenadier en fleurs,
Toute la nuit là-bas il chante ses douleurs…
Tu peux rester encor, crois-en ta Juliette.
ROMÉO
Oh ! c'est bien le soleil, et c'est bien l'alouette !
Vois ce trait lumineux de mon bonheur jaloux,
Qui perce à l'horizon et s'étend jusqu'à nous ;
Vois le matin riant un pied sur la montagne,
Prêt à prendre son vol à travers la campagne ;
Vois au ciel moins obscur les étoiles pâlir,
Il faut partir et vivre, ou rester et mourir…
JULIETTE
Non, ce n'est point le jour ; c'est quelque météore
Qui pour guider tes pas a devancé l'aurore…
Tu te trompes, ami, reste.
ROMÉO
Je resterai,
Et puisque tu le veux, comme toi je dirai :
Non, ce n'est point le feu de l'aube orientale,
C'est la sœur d'Apollon, c'est la reine au front pâle ;
Ce n'est point l'alouette au ramage joyeux
Dont le chant matinal s'élance dans les cieux.
Ah ! crois-moi, j'ai bien plus de penchant, je te jure,
À rester qu'à partir, et si, vengeant l'injure
Que ma présence fait à ta noble maison,
La mort me vient en face ou bien par trahison,
La mort dont on craint tant la douleur inconnue,
Me frappant à tes pieds, sera la bien venue…
Oh ! non, tu l'as bien dit, non, ce n'est pas le jour ;
Restons… Je t'aime, et toi, m'aimes-tu, mon amour ?
JULIETTE
C'est le jour, c'est le jour, oh ! j'étais insensée,
Fuis, Roméo ; de peur je suis toute glacée,
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis,
Et je n'ai plus qu'un mot à la bouche… fuis, fuis…
LA NOURRICE
Madame…
JULIETTE (entrant.)
Que veux-tu ?
LA NOURRICE
Votre père !
JULIETTE
Mon père !
Entends-tu ?
LA NOURRICE
Va venir !
ROMÉO
Oh ! contre sa colère,
Ange, je te remets à la garde de Dieu.
JULIETTE
Adieu, mon Roméo…
(En ce moment Kean, qui avait déjà enjambé la balustrade, s'aperçoit que le prince de Galles est à l'avant-scène dans la loge d'Elena, et, au lieu de faire sa sortie, il remonte le théâtre et regarde fixement la loge, les bras croisés.)
JULIETTE (le suivant.)
Eh bien ! que fait-il donc ? — (À voix basse.)
Kean, Kean, vous manquez votre sortie.
SALOMON (paraissant au bord de la coulisse, la brochure à la main.)
Maître !… Maître !…
JULIETTE (reprenant.)
Adieu, mon Roméo.
SALOMON (soufflant.)
Ma Juliette, adieu !
KEAN (riant.)
Ah ! ah ! ah !
SALOMON (soufflant.)
Roméo !
JULIETTE
Roméo !
KEAN
Qui est-ce qui m'appelle Roméo ? qui est-ce qui croit que je joue ici le rôle de Roméo ?
JULIETTE
Kean, devenez-vous fou ?
KEAN
Je ne suis pas Roméo… je suis Falstaff… le compagnon de débauches du prince royal d'Angleterre… À moi ! mes braves camarades… à moi, Pons… à moi ! Peto… à moi ! Bardolph… à moi ! Quickly l'hôtelière… et versez, versez à pleins bords, que je boive à la santé du prince de Galles, le plus débauché, le plus indiscret, le plus vaniteux de nous tous ! À la santé du prince de Galles, à qui tout est bon, depuis la fille de taverne qui sert les matelots du port, jusqu'à la fille d'honneur qui jette le manteau royal aux épaules de sa mère ! au prince de Galles, qui ne peut regarder une femme, vertueuse ou non, sans la perdre avec son regard ! au prince de Galles dont j'ai cru être l'ami, et dont je ne suis que le jouet et le bouffon… Ah ! prince royal, bien t'en prend d'être inviolable et sacré, je te le jure… car sans cela tu aurais affaire à Falstaff.
LORD MEWILL (d'une loge.)
À bas Kean ! à bas l'acteur !
KEAN
Falstaff… et je ne suis pas plus Falstaff que je n'étais Roméo, je suis Polichinelle, le Falstaff des carrefours… Un bâton à Polichinelle, un bâton pour lord Mewill, un bâton pour le misérable enleveur de jeunes filles, qui porte une épée au coté, et qui refuse de se battre avec ceux dont il a volé le nom, et cela, sous prétexte qu'il est noble, qu'il est lord, qu'il est pair… Ah ! oui ! un bâton pour lord Mewill… et nous rirons… Ah ! ah ! ah ! que je souffre… À moi ! mon Dieu ! à moi !
(Il tombe dans las bras de Juliette et de Salomon, qui l'entraînent par la porte du donjon.)