ACTE DEUXIÈME - Scène PREMIÈRE


(Un salon chez Kean. Au lever du rideau, le théâtre présente toutes les traces d'une orgie. Kean dort sur une table, tenant d'une main le tuyau d'une pipe turque, et de l'autre le goulot d'une bouteille de rhum. David est étendu sous la table. Tom est couché. Bardolph est à cheval sur une chaise. Des bouteilles vides à terre. Une ou deux bouteilles à moitié. Un châle est à une patère. L'obscurité la plus complète règne sur la scène, Salomon parait a une petite porte avec Pistol.)


(KEAN DAVID, TOM, BARDOLPH, endormis, SALOMON, PISTOL.)

SALOMON (à demi-voix.)
Attends-moi là, Pistol ; l'illustre Kean, l'honneur de Londres, le soleil de l'Angleterre, a fait relâcher hier pour se reposer, et je vais écouter à la porte de sa chambre pour savoir s'il est éveillé ou s'il dort encore.

PISTOL (montrant son nez.)
Allez en douceur, monsieur Salomon, j'ai le temps d'attendre. Si je peux me présenter, soufflez-moi cela par le trou de la serrure, et alors je fais mon entrée en deux temps sans balancer.

SALOMON (fermant la porte.)
Chut !… ce n'est pas sans peine que j'ai obtenu de lui qu'il rentrât sans passer par sa maudite taverne. Voilà enfin une nuit de repos, de tranquillité, de calme !… Elles sont rares… Il parait qu'il dort joliment. Ce paresseux de Newmann, qui n'a pas encore ouvert ici, à neuf heures du matin ! (Il va vers une fenêtre, ouvre les volets… Il fait grand jour ; on aperçoit la Tamise. Se retournant, et voyant le désordre.)
Salomon, mon ami, tu n'es qu'un niais, et il t'a encore mis dedans… C'est la sixième fois depuis le commencement du mois, et nous sommes aujourd'hui le sept ! et avec qui encore fait-il de pareilles orgies ?… avec de misérables cabotins qui jouent le lion… la muraille… et le clair de lune dans le Songe d'une nuit d'été. Vraiment, si on les trouvait ici, j'en serais honteux pour l'illustre Kean… (Appelant.)
Tom !

TOM (s'éveillant.)
Eh bien !

SALOMON (à mi-voix.)
Chut ! n'éveillez pas les autres… C'est qu'en venant, j'ai rencontré John Ritter… vous savez bien, le beau jeune premier ?

TOM
Oui, un fat.

SALOMON
Il venait de chez vous… et comme il ne vous avait pas trouvé, attendu que vous étiez ici, il m'a demandé si je savais où il pourrait vous rejoindre. Moi, à tout hasard, je l'ai envoyé chez la petite Betzy… Je sais que vous y allez quelquefois.

TOM
Oui, mais je n'aime pas qu'il y aille, lui.

SALOMON
Eh bien ! si vous voulez y être le premier, vous n'avez pas de temps à perdre.

TOM (sortant.)
Merci, mon vieux !

SALOMON
Et votre chapeau ?

TOM (revenant.)
C'est juste… donne.
(Il sort.)

SALOMON
Et d'un !… (Allant à un autre.)
David… David !

DAVID (rugissant.)
Hum !

SALOMON
Bien rugi… Il rêve qu'il joue le lion… Bien rugi… bravo !… bravo !

DAVID
Qui est-ce qui m'applaudit ?

SALOMON
Sois tranquille, ce n'est pas le public.

DAVID
Ah ! c'est vous, père Borée…

SALOMON
Moi-même, enchanté de vous rencontrer.

DAVID
Et pourquoi cela ?

SALOMON
Chut !… Vous demeurez dans Regent-Street, n'est-ce pas ?

DAVID
Numéro 20.

SALOMON
C'est bien cela… Eh bien !… imaginez-vous que je voulais passer chez vous ce matin, pour vous dire que vous aviez été superbe hier.

DAVID
Vraiment ?

SALOMON
Parole d'honneur !… La peau de lion vous va à ravir… Lorsque je trouve au bout de la rue, auprès de la fontaine, un peloton d'Écossais… On ne passe pas, me dit le caporal. — À cause ? — À cause du feu. — Ça ne fait rien cela, je vais chez un ami, à l'autre bout de la rue, au n° 20… — Au n° 20 ? eh bien ! votre ami a autre chose à faire qu'à vous recevoir… sa maison brûle !… Bah !

DAVID
Comment, le n° 20 brûle… et tu ne me dis pas cela tout de suite, imbécile ?

SALOMON
Ah ! vous avez le temps… le feu a pris dans la cave, et vous demeurez au grenier.

DAVID
Ah ! double traître !
(Il sort en courant.)

SALOMON
Maintenant que nous voilà seuls… (Il accroche une chaise et aperçoit Bardolph.)
Ah ! je me trompe… en voilà encore un, pardon !… Ah ! bien, lui, ça va être une corvée, par exemple… Quand il dort, ce n'est pas pour un peu… c'est comme lorsqu'il boit… (Il appelle.)
Bardolph ! Ah ! oui… Bardolph ! Bardolph ! un verre de punch, mon ami.

BARDOLPH (s'éveillant à moitié.)
Présent !

SALOMON
Voilà une idée que j'ai eue ! Attends, attends, je vais te réveiller tout à fait.
(Il lui donne un verre d'eau.)

BARDOLPH
À votre santé ! (Il boit.)
Qu'est-ce que tu me donnes là, empoisonneur ? (Il fait la grimace.)
Pouah !…

SALOMON
De l'eau de la Tamise…

BARDOLPH
De l'eau !… quelle atroce plaisanterie !… enfin, j'aurais pu la boire. Laisse-moi réveiller Kean.

SALOMON
Déjà ! ah ! mon Dieu, vous avez bien le temps de vous battre…

BARDOLPH
Comment ! de nous battre ?

SALOMON
Eh oui ! vous deviez vous battre ce matin… vous savez bien ?

BARDOLPH
Nous ?

SALOMON
C'est vous qui avez tort… là, parole d'honneur ! Vous lui avez cherché une querelle d'Allemand.

BARDOLPH
Moi !

SALOMON
Oh ! je le répète, vous aviez tort… Mais du moment où vous avez offert de lui rendre raison… il n'y a rien à dire.

BARDOLPH
Ah çà ! vraiment, Salomon ?.

SALOMON
Vous l'avez oublié ? ce que c'est que le vin, mon Dieu !

BARDOLPH
Et nous devons nous battre ?

SALOMON
À l'épée.

BARDOLPH
À l'épée avec lui !… donne-moi un verre d'eau.

SALOMON
C'est ce que vos deux témoins, Tom et David, vous ont dit, mais vous n'avez rien voulu entendre… Vous avez le vin ferrailleur… démon ! Ils sont allés chercher les armes… le rendez-vous est à dix heures, à Hyde-Park.

BARDOLPH
Dis donc, Salomon… est-ce qu'on ne peut pas arranger l'affaire ?

SALOMON
Impossible ! il y a un soufflet de donné.

BARDOLPH
Qui est-ce qui l'a reçu ?

SALOMON
Ah ! ça… je n'en sais rien.

BARDOLPH
Ce doit être moi… Écoute donc, mon ami, mon brave Salomon… mon roi des souffleurs… il se pourrait que Kean ait oublié cette querelle.

SALOMON
Comment… Vous ne vous la rappelez pas ?

BARDOLPH
Si fait… si fait, je me rappelle bien que j'ai reçu un soufflet, par-dieu ! mais enfin, tu comprends…Si sa mémoire n'était pas si bonne que la mienne, et qu'il eût oublié… (Il prend son chapeau.)
ne l'en fais pas souvenir.
(Il sort.)

Autres textes de Alexandre Dumas

Vingt ans après

Dans une des chambres du palais Cardinal, que nous connaissons déjà, près d’une table à coins de vermeil, chargée de papiers et de livres, un homme était assis, la tête...

Les Trois Mousquetaires

Le premier lundi du mois d’avril 1626, le bourg de Meung, où naquit l’auteur du Roman de la Rose, semblait être dans une révolution aussi entière que si les huguenots...

La tour de Nesle

(Tableau 1.)(La taverne d'Orsini à la porte Saint-Honoré, vue à l'intérieur. Une douzaine de manants et ouvriers à des tables à droite du spectateur ; à une table isolée, Philippe d'Aulnay...

Henry III et sa cour

(RUGGIERI puis CATHERINE DE MÉDICIS.)RUGGIERI (couché, appuyé sur son coude, un livre d'astrologie ouvert devant lui ; il y mesure des figures avec un compas ; une lampe posée sur...

Antony

(Un salon du faubourg Saint-Honoré.)(Adèle, Clara, madame la vicomtesse DE LANCY, debout et prenant congé de ces dames.)LA VICOMTESSE (à Adèle.)Adieu, chère amie, soignez bien votre belle santé ; nous avons...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024