ACTE QUATRIÈME - Scène V
(KEAN LE PRINCE, LE COMTE, SALOMON.)
LE PRINCE (entrant et regardant de tous côtés.)
Vous ne vous doutez pas d'une chose, monsieur le comte, c'est qu'en entrant dans la loge de Roméo, nous avons fait fuir Juliette.
LE COMTE
Vraiment ?
KEAN
Oh ! quelle idée folle, monseigneur ! Voyez, cherchez.
LE PRINCE
Oh ! une loge d'acteur, c'est machiné comme un château d'Anne Rattcliff… il y a des trappes invisibles qui donnent dans des souterrains, des panneaux qui s'ouvrent sur des corridors inconnus… des…
KEAN (au comte.)
Combien je suis reconnaissant à Votre Excellence, d'avoir daigné venir dans la loge d'un pauvre acteur !
LE PRINCE
Oh ! ne vous en prenez pas à votre mérite, monsieur le fat ! mais à la curiosité… Le comte, tout diplomate qu'il est, n'avait jamais mis le pied dans les coulisses d'un théâtre, et il a voulu voir…
KEAN
Un acteur qui s'habille, j'en préviens Votre Altesse : nous avons, monsieur le comte, une étiquette bien plus sévère à observer, nous autres courtisans du public, que vous, messeigneurs les courtisans du roi. Il faut que nous soyons prêts à l'heure, sous peine d'être sifflés ; et, tenez, voilà la seconde fois que l'on sonne, ainsi vous permettez…
LE COMTE
Eh ! mon Dieu, faites comme si nous n'étions pas là… à moins que nous ne vous gênions.
KEAN
Point du tout…
SALOMON (entrant.)
Me voilà, maître.
KEAN
Mais auparavant, monseigneur, reprenez, je vous prie, ce billet.
LE PRINCE
Point ! c'est le prix de ma loge qu'il me plaît de payer à vous, monsieur l'Écossais… au lieu de le payer à la location.
KEAN
À ce titre, je l'accepte… Allons, Salomon, mon ami, tu sais ce qu'il faut faire de cet argent.
(Il passe derrière une draperie.)
LE COMTE (au prince.)
Et vous croyez qu'il était avec une femme ?
LE PRINCE
J'en suis sûr.
LE COMTE
Miss Anna, peut-être.
LE PRINCE
Oh ! c'est fort difficile à savoir…
LE COMTE (apercevant l'éventail oublié par sa femme.)
Eh bien ! je le saurai, moi, je vous en réponds…
(Il met l'éventail dans sa poche.)
LE PRINCE
Et comment cela ?
LE COMTE
C'est un secret diplomatique.
KEAN (derrière la tapisserie.)
Eh bien ! Votre Altesse… quelle nouvelle ?
LE PRINCE
Aucune bien importante… Ah ! un insolent qui, je crois, a insulté lord Mewill hier soir… à la taverne du Trou au Charbon.
LE COMTE
El pourquoi cela ?
KEAN
Parce que lord Mewill avait refusé de se battre avec lui, sous le prétexte qu'il était un comédien ?… Oui, j'ai entendu parler de cela, ce me semble.
LE PRINCE
Que dites-vous de l'excuse, monsieur le comte ?
LE COMTE
Je ne sais pas quelles sont, sous ce rapport, les habitudes anglaises, monseigneur… mais je sais que nous autres Allemands, quand nous nous croyons insultés, nous nous battons avec tout le monde, excepté avec les voleurs… dont les galères se chargent de nous faire justice.
KEAN (retenant en scène avec son maillot et ses souliers à la poulaine.)
Bien, monsieur le comte, vous avez un noble cœur, et les Allemands sont un noble peuple… Je vous promets d'aller me faire tuer à Vienne.
LE COMTE
Et vous y serez le bien reçu ; en attendant, je remercie le prince de m'avoir introduit dans le sanctuaire des arts.
KEAN
Et moi, monsieur le comte, je vous présente mes excuses de ce que le grand-prêtre vous y a reçu dès le premier jour comme un initié.
LE COMTE
Laissons-nous M. Kean achever sa toilette, monseigneur ?
KEAN (bas.)
Je désirerais vivement parler à Votre Altesse.
LE PRINCE
Allez toujours, comte, je vous rejoins.
LE COMTE
Votre Altesse sait le numéro de la loge ?
LE PRINCE
Oui, à l'avant-scène ! — (Bas.)
Vous me direz, n'est-ce pas ?
LE COMTE
Soyez tranquille. — (Il salue.)
Monsieur Kean…
KEAN (s'inclinant.)
Monseigneur…
(Le comte sort.)