ACTE QUATRIÈME - Scène IV
(KEAN ELENA)
KEAN
Elena !
ELENA
Kean !
KEAN
Oh ! c'est vous !…
ELENA (se retournant.)
Attends-moi, Gidsa… je ne serai qu'un instant.
KEAN
Mais êtes-vous bien sûre de cette femme ?
ELENA
Comme de moi-même ; c'est une exilée de Venise comme moi.
KEAN
Vous êtes venue… oh ! je vous espérais, mais je ne vous attendais pas.
ELENA
N'avais-je pas à la fois des remerciements et des reproches à vous faire ? Quelle imprudence !
KEAN
Comment ! vous voulez maintenant que je me repente de l'avoir commise ?
ELENA
Mais qui vous demande de vous repentir ?… voyons !
KEAN
Et vous êtes venue… et vous voilà !… oh ! je ne puis vraiment croire à mon bonheur !
ELENA
Croyez-vous que je vous aime, maintenant ?
KEAN
Oh ! oui, je le crois.
ELENA
Vous êtes ainsi, vous autres hommes, injustes toujours : il ne vous suffit pas qu'on vous confie son honneur, il faut encore qu'on risque de le perdre pour vous.
KEAN
Oh ! non, non… mais mettez-vous pour un instant à la place d'un pauvre paria… qui voit tourner autour de lui la société tout entière, et qui, pareil à un homme qui rêve, se sent enchaîné à sa place et en est réduit à plonger des regards avides dans ces jardins enchantés où il voit des êtres privilégiés cueillir les fruits dont il a soif. Oh ! il faut bien que l'on vienne à nous, puisque nous ne pouvons pas aller aux autres.
ELENA
Et comme je ne pourrais pas venir aussi souvent que je le désirerais… j'ai voulu qu'en mon absence du moins mon portrait vous répondit de moi.
KEAN
Votre portrait !… vous avez fait faire votre portrait pour moi ! Elena ?… Oui, le voilà… oh ! mais vous êtes bien plus belle !
ELENA
N'en voulez-vous point, monsieur ?
KEAN
Oh ! si, si, je le veux… là… là… sur mon cœur… toujours !
ELENA
Vous m'aimez donc ?
KEAN
Pouvez-vous me le demander ?
ELENA (lui prenant la main.)
Mon Othello !
KEAN
Oh ! tu as bien dit, car je suis jaloux comme le Maure de Venise, entendez-vous, Desdemona !
ELENA
Jaloux !… et de qui ? bon Dieu !
KEAN
Oh ! vous le savez bien.
ELENA
Non, je vous jure.
KEAN
Ne jurez point, car je ne croirais plus à vos autres serments, les femmes ont un instinct qui leur dit qu'un homme les aime bien avant qu'il le leur dise lui-même.
ELENA
Mais beaucoup de nos jeunes dandys me font la cour, monsieur.
KEAN
Je le sais, et cependant il n'est qu'un seul homme que je craigne.
ELENA
Vous craignez quelqu'un ?
KEAN
Je devrais dire que je crains sa réputation, son rang…
ELENA
Vous voulez parler du prince de Galles, je le vois.
KEAN
Oui… non pas que je craigne que vous l'aimiez… je crains seulement qu'on ne le dise.
ELENA
Mais que voulez-vous que je fasse ? ce n'est pas moi qu'il dit venir voir, c'est mon mari.
KEAN
Je le sais bien, sur mon honneur ! et c'est cela qui me tourmente. Chez vous, à la promenade, au spectacle, il est toujours à vos côtés… Comment voulez-vous qu'on croie que le plus riche, le plus noble et le plus puissant prince de l'Angleterre après le roi aime sans espoir… avec cela que l'on sait parfaitement que ce n'est point son habitude ?… oh ! quand je le vois près de vous, Elena, c'est à me rendre fou !
ELENA
Eh bien ! voulez-vous que je ne vienne pas au spectacle ce soir ?
KEAN
Au contraire… oh ! venez-y, je vous en supplie… Si vous n'y veniez pas, et que par hasard il n'y vint pas non plus, lui, alors, alors je penserais que vous êtes ensemble,
ELENA
Que vous êtes insensé de vous créer de pareilles craintes !
KEAN
Mais ne faut-il pas que nous soyons toujours malheureux, nous ?… malheureux, si nous ne sommes pas aimés !… malheureux, si nous le sommes. Elena ! Elena — (Il tombe à ses genoux.)
Plaignez-moi… pardonnez-moi.
ELENA
Et de quoi voulez-vous que je vous plaigne, rêveur ?… que je vous pardonne, jaloux ?
KEAN
Pardonnez-moi d'avoir passé ces quelques instants que vous m'accordez à vous tourmenter et à me tourmenter moi-même, au lieu de les employer à vous dire que je vous aime, et à vous le répéter cent fois.
ELENA
On frappe.
KEAN
La clef en dehors !
ELENA
Ah ! mon Dieu !
KEAN
Qui est là ?
LE PRINCE
Moi.
ELENA
La voix du prince de Galles !
KEAN
Qui, vous ?
LE PRINCE
Le prince de Galles, pardieu !
LE COMTE
Et le comte de Kœfeld.
ELENA
Mon mari ! oh ! je suis perdue !
KEAN
Silence… votre voile, et sortez, sortez !… Pardon, mon prince, mais j'ai pour le moment le malheur… — (À Elena.)
Dépêchez-vous.
ELENA
Comment s'ouvre cette porte ?
KEAN
D'avoir à mes trousses certains hommes qui me poursuivent pour quatre cents misérables livres sterling.
LE PRINCE
Je comprends.
ELENA
Venez à mon secours.
KEAN
Attendez… Et qui ne se feraient pas scrupule d'emprunter le nom respectable de Votre Altesse pour parvenir jusqu'à moi : ayez donc la bonté de me faire passer votre nom, écrit de votre main, monseigneur.
LE PRINCE
Que fais-tu donc ?
KEAN
Je retire la clef pour vous laisser le passage libre. Me voici, adieu, Elena, je vous aime, aimez-moi, adieu. — (Kean ferme la porte par laquelle est sortie Elena, revient à l'autre, et amène par le trou de la serrure une banknote.)
Une banknote de 400 livres sterling ! c'est véritablement une carte royale… Entrez, mon prince, car c'est bien vous.
(Il ouvre, le prince et le comte entrent.)