ACTE TROISIÈME - Scène IV



(Les précédents ; KEAN entrant, il est vêtu en matelot.)

KEAN
Mester Peter Patt !

PETER
Voilà !… Ah ! c'est vous, Votre Honneur !

KEAN
En personne… le souper ?

PETER
On le dresse dans la grande salle.

KEAN
Et ?

PETER
Oh ! ce qu'il y a de plus beau, voyez-vous, ce n'est pas trop bon pour Votre Honneur.

KEAN (s'asseyant à la table, en face de celle du constable.)
C'est bien ; donne-moi quelque chose à boire en attendant…

PETER
De l'ale, du porter ?

KEAN
Me prends-tu pour un Flamand, drôle !… du vin de Champagne.
(Peter sort.)

JOHN
As-tu entendu ce marin d'eau douce qui prétend que la bière lui déshonorerait le gosier ?

KEAN (à Peter, qui lui apporte son vin.)
Et personne n'est arrivé encore ?

PETER
Personne.

KEAN
Va donner un coup d'œil au souper… je crois qu'il brûle.

PETER
J'y vais, Votre Honneur.
(Peter sort.)

JOHN
Il faut que j'approfondisse ce que c'est que ce farceur-là… Laisse-moi faire un peu, nous allons rire.

DEUXIÈME BUVEUR
Que vas-tu faire ?

JOHN
Écoute, s'il avale un seul verre de la bouteille qu'il a devant lui, je ne veux pas m'appeler John Cooks. (S'approchant de Kean d'un air goguenard.)
Il parait qu'il n'y avait pas trop de glaces du côté du pôle, beau baleinier, et que la pèche n'a pas été mauvaise…

KEAN (le regardant.)
Qu'est-ce que vous avez donc sur l'œil ?

JOHN
Et que nous convertissons l'huile en vin de Champagne.

KEAN
Il fendrait vous mettre quatre sangsues là-dessus, mon brave homme… ça n'est pas beau.
(Kean verse le vin dans son verre.)

JOHN (prenant le verre.)
Avez-vous demandé du meilleur, au moins ?
(Il avale le champagne et repose le verre sur la table ; Kean le regarde faire.)

KEAN
À moins que vous n'ayez l'espoir d'appareiller l'autre œil avec celui-là ; ce qui n'est pas difficile, en vous y prenant comme vous faites.

JOHN
Ah ! vous croyez !

KEAN (versant une seconde fois à boire.)
J'en suis sûr.

JOHN
En donnant du retour, hein ?

KEAN
Gratis.

JOHN (prenant le verre, et buvant.)
À la santé du marchand !

KEAN (ôtant son habit.)
Merci, l'ami.

JOHN
Ah ! il parait que vous tenez l'article.

KEAN (ôtant sa veste.)
Oui, et je me charge de la fourniture.

JOHN (riant.)
Ah ! ah ! ah !

TOUS
Bravo ! bravo !

PETER (rentrant, à John.)
Eh bien ! que fais-tu donc, John ?

JOHN
Tu le vois bien, je m'apprête.

PETER (à Kean.)
Que fait Votre Honneur ?

KEAN
Tu le vois bien, je me prépare.

PETER (à John.)
Mais tu ne sais pas à qui tu as affaire.

JOHN
Qu'est-ce que ça me fait ?

PETER
Monsieur le constable !

LE CONSTABLE (monté sur une chaise pour mieux voir.)
Laisse-moi donc regarder, imbécile.

PETER
Allons, allons, battez-vous si ça vous fait plaisir.
(Il sort.)
(Morceau d'ensemble pendant lequel Kean et John boxent, et à la fin duquel John reçoit un coup de poing sur l'autre œil ; il tombe dans les bras de ses amis qui l'entourent ; Kean remet sa veste, et va se rasseoir à sa table.)

KEAN
Peter !

PETER
Voilà.

KEAN
Un autre verre.

PETER
Il parait que c'est fini. (Il va voir dans la chambre à côté.)
Ça n'a pas été long.

LE CONSTABLE (descendant de sa chaise, et allant à la table de Kean.)
Voulez-vous me permettre de vous offrir mes compliments, monsieur le marin ?

KEAN
Voulez-vous me permettre de vous offrir un verre de ce vin de Champagne, monsieur le constable ?
(Peter apporte des verres ; Kean verse.)

LE CONSTABLE (prenant le sien.)
Vous avez donné là un triomphant coup de poing, jeune homme.

KEAN
Vous me flattez, monsieur ; c'est un coup de poing de troisième ordre, pauvre et mesquin ; si j'avais serré le coude au corps et dégagé le bras du bas en haut, le drôle aurait certainement eu la tête fendue.

LE CONSTABLE (reposant son verre.)
C'est un petit malheur, monsieur le marin, espérons qu'une autre fois vous serez plus heureux.

KEAN
Je n'ai fait que ce que j'avais voulu faire : je lui ai promis le pareil de celui qu'il avait déjà reçu, je le lui ai donné.

LE CONSTABLE
Oh ! religieusement, il n'a rien à dire, je le crois même d'une qualité supérieure.

KEAN
Vous paraissez amateur, monsieur le constable.

LE CONSTABLE
Je suis passionné : il ne se passe pas dans mon arrondissement un boxing ou un combat de coqs que je n'y assiste ; j'adore les artistes.

KEAN
Vraiment ! Eh bien ! monsieur le constable, si vous voulez être un de mes convives je vous ferai connaître un artiste, moi.

LE CONSTABLE
Vous donnez un souper ?

KEAN
Je suis parrain. Eh ! tenez, voilà la marraine, n'est-elle pas jolie ?
(Ketty-la-Blonde entre avec tous les convives.)

LE CONSTABLE
Charmante ! je vais faire un tour chez moi, prévenir ma femme que je ne rentrerai pas de bonne heure.

KEAN
Prévenez-la que vous ne rentrerez pas du tout, allez ; c'est plus prudent.
(Le constable sort.)

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