ACTE QUATRIÈME - Scène VIII



(Les mêmes ; GIDSA, puis DARIUS, puis LE RÉGISSEUR, PISTOL, le public, au dehors.)

GIDSA
Ma maîtresse a oublié son éventail, et je viens le chercher…

KEAN
Son éventail ? L'as-tu vu, Salomon ?

SALOMON
Non, maître…

KEAN
Voyez, Gidsa… cherchez…

GIDSA
Oh ! mon Dieu, comment cela se fait-il ? C'est que ma maîtresse y tenait beaucoup, c'est un cadeau du prince de Galles.

KEAN
Ah ! c'est un cadeau du prince de Galles… Voyez dans sa voiture, elle l'a peut-être oublié…

GIDSA
Vous avez raison…

KEAN (lui donnant une bourse.)
Tenez, mon enfant, si votre maîtresse a perdu son éventail… vous aurez au moins trouvé quelque chose, vous.

GIDSA
Merci, monsieur Kean.
(Elle sort.)

KEAN
Un éventail donné par le prince de Galles !… je conçois que l'on tienne à un présent royal. — (Appelant.)
Darius !… eh bien ! est-ce qu'il ne viendra pas, cet imbécile de coiffeur ?… Darius !

SALOMON
Ménagez votre diamant, maître, et laissez-moi l'appeler à votre place… — (Appelant.)
Darius !…

DARIUS (entrant, une perruque à la main.)
Voilà ! voilà !

KEAN (s'asseyant.)
Qu'est-ce que tu faisais donc, drôle ?

DARIUS (retapant la perruque.)
Je vous demande pardon, mais c'est que…

KEAN
Tu bavardais, n'est-ce pas ?… Viens ici… et coiffe-moi.

LE RÉGISSEUR (ouvrant la porte.)
Peut-on sonner au foyer du public, monsieur Kean ?

KEAN
Oui, je suis prêt.

LE RÉGISSEUR (se retirant.)
Merci !

KEAN
Pendant qu'on me coiffe, Salomon, cherche donc cet éventail…

DARIUS
Quel éventail ?

KEAN
Un éventail qui a été perdu ici.

DARIUS
Ah ! je vous dis cela, parce que j'ai vu le monsieur qui est venu vous voir avec le prince de Galles qui en tenait un qui était un peu drôle, des éventails.

KEAN
Un éventail garni de diamants ?

DARIUS
Oui, et qui reluisait joliment encore, puisqu'en le voyant, je me suis dit : Si j'avais trouvé un éventail comme celui-là, je ne ferais plus de perruques ; et pourtant je les fais crânement, les perruques…

KEAN (se levant.)
Tu as vu cet éventail entre les mains du comte de Kœfeld ?

DARIUS
Je ne sais pas si c'était le comte de Kœfeld, mais ce que je sais, c'est qu'il ne paraissait pas content du tout, et qu'il a remis l'éventail dans sa poche avec un air un peu vexé.

KEAN
Oh ! mais que va-t-il penser ? il se doutera qu'Elena est venue ici.

LE RÉGISSEUR (à la porte.)
On va lever le rideau, monsieur Kean.

KEAN
Je ne suis pas prêt.

LE RÉGISSEUR
Mais, vous avez dit qu'on pouvait sonner.

KEAN
Allez au diable !

LE RÉGISSEUR (se sauve en criant.)
Ne levez pas le rideau ! ne levez pas le rideau !

KEAN
Que faire ? comment la prévenir ?… je ne puis y aller… je ne puis lui envoyer… Oh ! c'est à perdre la tête.

DARIUS
Eh bien ! monsieur Kean, votre perruque ?

KEAN
Laissez-moi tranquille…
(Bruit au dehors.)

SALOMON
Maître, entendez-vous ?

LE PUBLIC (, criant et trépignant.)
La toile ! la toile ! le rideau !

SALOMON
Le public s'impatiente.

KEAN
Qu'est-ce que ça me fait, à moi ?… Oh ! métier maudit… où aucune sensation ne nous appartient, où nous ne sommes maîtres ni de notre joie, ni de notre douleur… où, le cœur brisé, il faut jouer Falstaff ; où, le cœur joyeux, il faut jouer Hamlet ! toujours un masque, jamais un visage… Oui, oui, le public s'impatiente… car il m'attend pour s'amuser, et il ne sait pas qu'à cette heure mes larmes m'étouffent. Oh ! quel supplice ! et puis, si j'entre en scène avec toutes les tortures de l'enfer dans le cœur ; si je ne souris pas là où il me faudra sourire, si ma pensée débordante change un mot de place… le public sifflera, le public qui ne sait rien, qui ne comprend rien, qui ne devine rien de ce qui se passe derrière la toile… qui nous prend pour des automates… n'ayant d'autres passions que celles de nos rôles… Je ne jouerai pas.
(Pistol paraît à la porte.)

SALOMON
Maître, maître, qu'est-ce que vous dites ?

KEAN
Je ne jouerai pas, voilà ce que je dis.

LE RÉGISSEUR (revenant sur ce dernier mot.)
Monsieur, on vous y forcera.

KEAN
Et qui cela, s'il vous plaît ?

LE RÉGISSEUR
Le constable.

KEAN
Qu'il vienne.

SALOMON
Maître, maître, au nom du ciel ! ils vous mettront en prison.

KEAN
En prison ? eh bien ! tant mieux. Je ne jouerai pas.

SALOMON
Rien ne peut vous faire changer de résolution ?

KEAN
Rien au monde. Je ne jouerai pas.

LE RÉGISSEUR
Mais la recette est faite.

KEAN
Qu'on rende l'argent.

LE RÉGISSEUR
Monsieur, vous manquez à vos devoirs.

KEAN
Je ne jouerai pas, je ne jouerai pas, je ne jouerai pas !
(Il prend une chaise et la brise.)

LE RÉGISSEUR
Faites comme vous voudrez, je ne suis pas le bénéficiaire.
(Il sort. Kean tombe sur un fauteuil. Bruit prolongé.)

PISTOL (d'un côté du fauteuil.)
Eh bien ! monsieur Kean, et le père Bob ?

SALOMON (de l'autre côté.)
Ces braves gens ne peuvent pas payer les frais de la soirée.

PISTOL
Ce n'est pas la faute de la pauvre famille, si l'on vous a fait du chagrin.

SALOMON
Allons, maître, de la pitié pour les malheureux.

PISTOL
Vous nous aviez donné votre parole.

SALOMON
Et ce serait la première fois que vous y manqueriez…

KEAN (dans le plus grand abattement.)
Assez. James, prenez, ceci. — (Lui donnant sa robe de chambre.)
Où est M. Darius ?

SALOMON
Il s'est sauvé.

DARIUS (sortant du cabinet aux habits.)
Me voilà !

KEAN
Où est le régisseur ?

SALOMON (à Pistol.)
Va le chercher.
(Rencontre de Darius et de Pistol.)

KEAN
Mon manteau ! (On le lui donne.)
Qu'est-ce que c'est que ça ? c'est mon ceinturon que je vous demande.

PISTOL (revenant.)
Voilà, monsieur Kean, voilà.

LE RÉGISSEUR (entrant.)
Vous m'avez fait appeler ?

KEAN
Oui, monsieur. Mon épée ?

SALOMON
Votre épée !

KEAN
Eh oui ! sans doute mon épée, cela t'étonne… Avec quoi veux-tu que je tue Tybalt ? — (Au régisseur.)
Monsieur, je joue.

LE RÉGISSEUR
Oh ! monsieur Kean, que de remerciements !

KEAN
C'est bien… seulement, faites une annonce… dites que je suis indisposé, que je suis malade… Enfin, dites ce que vous voudrez. J'étrangle.

LE RÉGISSEUR
Oh ! merci, monsieur Kean, merci.
(Il sort.)

SALOMON
Il était temps. Il paraît que le public commence à casser les banquettes.

KEAN
Et il a raison, monsieur : je voudrais bien vous voir dans la salle, si vous aviez pris votre billet à la porte, et qu'on vous fît attendre… Qu'est-ce que vous diriez ?…

SALOMON
Dam ! maître.

KEAN
Qu'est-ce que tu dirais ? tu dirais qu'un acteur se doit au public avant tout.

SALOMON
Oh !

KEAN
Et tu aurais raison. Allons, cheval de charrue, maintenant que te voilà harnaché, va-t'en labourer ton Shakspeare.

LE RÉGISSEUR
Me voilà prêt, monsieur Kean. Puis-je faire l'annonce ?

KEAN
Oui, monsieur. Y a-t-il beaucoup de monde ?

LE RÉGISSEUR
Salle comble… on se bat encore à la porte.

KEAN
Allez.
(La toile tombe ; au moment où elle a touché le plancher, le régisseur passe devant elle, et vient jusqu'au milieu de l'avant-scène.)

LE RÉGISSEUR (au public.)
Milords et Messieurs, M. Kean s'étant trouvé subitement indisposé, et craignant de ne pas se montrer digne de l'honorable empressement que vous lui témoignez, me charge de réclamer toute votre indulgence.

LE PUBLIC
Bravo ! bravo ! bravo !
(Le régisseur salue de nouveau et se retire ; l'orchestre joue l'air God save the King ; puis la toile se relève sur la scène des adieux de Roméo et Juliette.)

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