ACTE QUATRIÈME - Scène VI



(KEAN LE PRINCE.)

KEAN
Oh ! mon prince, que je suis heureux de me trouver seul avec vous !…

LE PRINCE
Et pourquoi cela ?

KEAN
Pour vous remercier de toutes vos bontés d'abord, puis ensuite, pour vous présenter mes excuses. Vous êtes passé à mon hôtel, et l'on vous a dit que je n'y étais pas.

LE PRINCE
Tandis que tu y étais… hein ?

KEAN
Oui… mais des affaires de la plus haute importance…

LE PRINCE
Bah ! entre amis…, est-ce qu'on se gêne !

KEAN
Je vous arrête à ce mot, monseigneur… Entre amis.

LE PRINCE
Crois-tu donc qu'il te compromette ?

KEAN
Non, certes… mais je voudrais savoir si Votre Altesse laisse tomber ce mot du bout de ses lèvres… ou du fond du cœur ?

LE PRINCE
Eh ! qu'ai-je donc fait pour avoir mérité que monsieur Kean me pose la question d'une manière si nette et si précise ? ma bourse n'est-elle pas toujours à son service ? mon palais ne lui est-il pas ouvert à toute heure ? et chaque jour le peuple et les grands ne le voient-ils pas traverser les rues de Londres dans ma voiture et à mes côtés ?

KEAN
Oui, toutes ces choses, je le sais, sont des preuves d'amitié pour le monde, et certes chacun croit que je n'ai qu'à demander à Votre Altesse, pour obtenir d'elle tout ce qu'il me plaira de désirer.

LE PRINCE
Ah ! chacun croit cela ?…

KEAN
Excepté moi, cependant, monseigneur… excepté moi, qui ne me trompe point à ces marques extérieures… suffisantes pour ma vanité… mais qui, toutes flatteuses qu'elles sont, laissent pourtant un doute au fond de mon cœur.

LE PRINCE
Et lequel, s'il vous plaît ?

KEAN
Le voici, monseigneur : c'est que si j'avais à demander à Votre Altesse, non plus une de ces faveurs qui s'accordent de prince à sujet, mais un de ces sacrifices qui se font d'égal à égal, peut-être la bienveillance du protecteur n'irait-elle point jusqu'au dévouement de l'ami.

LE PRINCE
Fais-en l'épreuve.

KEAN
Si je disais à Votre Altesse… nous autres artistes, monseigneur… nous avons des amours bizarres, et qui ne ressemblent en rien à ceux des autres hommes ; car ils ne franchissent pas la rampe : eh bien ! ces amours n'en sont pas moins passionnés et jaloux. Parfois, il arrive qu'entre les femmes qui assistent habituellement à nos représentations, nous en choisissons une dont nous faisons l'ange inspirateur de notre génie ; tout ce que nos rôles contiennent de tendre et de passionné, c'est à elle que nous l'adressons… Les deux mille spectateurs qui sont dans la salle disparaissent à nos yeux qui ne voient plus qu'elle ; les applaudissements de tout ce public nous sont indifférents, car ce sont ses applaudissements seuls que nous ambitionnons… C'est son âme que notre voix va chercher parmi toutes ces âmes… Ce n'est plus pour la réputation, pour la gloire, pour l'avenir que nous jouons : c'est pour un soupir… pour un regard… pour une larme d'elle.

LE PRINCE
Eh bien !

KEAN
Eh bien, monseigneur, si cette femme daigne s'apercevoir de cette puissance qu'elle exerce sur nous ; si, prenant pitié de cette distance qui nous sépare d'elle en réalité, elle nous permet de la franchir en rêve ; si le bonheur que nous en ressentons, tout vain et tout frivole qu'il est, est cependant un bonheur !… Si enfin cet amour imaginaire a ses jalousies comme un amour matériel, l'homme qui les cause ne doit-il pas prendre en pitié les malheureux qui les éprouve ?

LE PRINCE
C'est-à-dire que je suis ton rival, n'est-ce pas ?

KEAN
Ce mot suppose l'égalité, monseigneur, et vous savez que je suis placé trop loin de vous…

LE PRINCE
Hypocrite !… et que puis-je faire pour la plus grande tranquillité de votre amour, monsieur Kean ?

KEAN
Monseigneur, vous êtes jeune… vous êtes beau… vous êtes prince… il n'y a pas une femme en Angleterre qui puisse résister à toutes ces séductions ; vous avez, pour vos distractions, vos caprices ou vos amours, Londres et ses provinces… vous avez l'Écosse et l'Irlande, les trois royaumes enfin. Eh bien ! faites la cour à toutes les femmes… excepté…

LE PRINCE
Excepté à Elena, n'est-ce pas ?

KEAN
Vous l'avez deviné, monseigneur !

LE PRINCE
Ah !… c'est la belle comtesse de. Kœfeld… la dame de nos secrètes pensées… Je m'en suis douté, vaurien… quand je t'ai vu venir chez elle, pour te disculper… Tu es son amant…

KEAN
Non, monseigneur… je n'ai pour elle, je vous l'ai dit, que cet amour artistique auquel les plus grands acteurs ont dû leurs plus beaux succès… mais cet amour, j'en ai fait ma vie, voyez-vous, plus que ma vie !… ma gloire, plus que ma gloire… mon bonheur.

LE PRINCE
Mais, si je me retire, un autre prendra ma place.

KEAN
Eh ! que m'importe tout autre, monseigneur ? il n'y a que vous que je craigne… car, de tout autre je puis me venger… tandis que de vous, monseigneur…

LE PRINCE
Tu es son amant…

KEAN
Non, Votre Altesse… mais, par exemple, lorsqu'elle est au spectacle, et que de la scène où je suis enchaîné, je vous vois entrer dans sa loge… oh ! alors, vous ne pouvez comprendre tout ce qui se passe dans mon âme, je ne vois plus, je n'entends plus… tout mon sang se porte à ma tête, et il me semble que je vais perdre la raison.

LE PRINCE
Tu es son amant.

KEAN
Non, je vous jure… mais si vous avec la moindre amitié pour moi… et que vous ne veuillez pas m'entraîner à quelque scandale dont je me repentirais… du fond de mon cœur… n'allez plus dans sa loge, je vous en conjure… Tenez, rien qu'en parlant de cela, je m'oublie. Voilà que l'on va commencer, je ne suis pas prêt.

LE PRINCE
Je te laisse.

KEAN
Vous me promettez…

LE PRINCE
Avoue que tu es son amant…

KEAN
Mais je ne puis avouer ce qui n'est pas.

LE PRINCE
Adieu, Kean…

KEAN
Monseigneur…

LE PRINCE
Je vais t'applaudir.

KEAN
Dans votre loge ?…

LE PRINCE
Pas de demi-confidences, monsieur Kean, ou je ne fais qu'une demi-promesse.

KEAN (s'inclinant.)
Je ne puis vous dire que ce qui est… agissez comme bon vous semblera, monseigneur.

LE PRINCE (sortant.)
Merci de la permission, monsieur Kean.

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