ACTE CINQUIÈME - Scène V



(KEAN puis ELENA.)

KEAN
Maintenant, Salomon, fais entrer, fais entrer vite. — (Elena entre.)
C'est vous, Elena… c'est vous… oh ! vous êtes donc venue, au risque de tout ce qui pouvait vous arriver… Oh ! si vous saviez comme je vous attendais !

ELENA
J'ai hésité longtemps, je vous l'avouerai, Kean : mais notre danger commun…

KEAN
Notre danger ?

ELENA
Oui, une lettre pouvait être surprise, je tremblais que vous ne fussiez déjà arrêté.

KEAN
Arrêté, moi… et pourquoi cela ?

ELENA
Parce que le bruit commence à se répandre que ce n'est point un accès de folie, mais de colère, qui vous a fait insulter le prince royal et lord Mewill… On assure que ce dernier a vu, ce matin, le roi auquel il s'est plaint, et le ministre dont il a obtenu un mandat… Un procès terrible vous menace, Kean, fuyez, vous n'avez pas une minute à perdre… et cette nuit quittez Londres, quittez l'Angleterre, si c'est possible… vous ne serez en sûreté qu'en France ou en Belgique.

KEAN
Moi, fuir… moi, quitter Londres, l'Angleterre, comme un lâche qui tremble… Oh ! vous ne me connaissez pas, Elena… Lord Mewill veut de la publicité, nous lui en donnerons ; son nom n'est pas encore assez honorablement connu, il le sera comme il mérite de l'être.

ELENA
Vous oubliez qu'un autre nom aussi sera prononcé aux débats : on cherchera les motifs de ce double emportement, contre le prince royal et lord Mewill, et on le trouvera.

KEAN
Oui, oui… vous avez raison… et tout cela est peut-être un bonheur… M'aimez-vous, Elena ?

ELENA
Vous le demandez !

KEAN
Écoutez : vous aussi, vous êtes compromise.

ELENA
Je le sais.

KEAN
Non, vous ne savez pas tout encore ; cet éventail que vous avez oublié hier dans ma loge…

ELENA
Eh bien ?

KEAN
Il a été trouvé.

ELENA
Par qui ?

KEAN
Par le comte.

ELENA
Grand Dieu !

KEAN
Il le connaît, n'est-ce pas ?

ELENA
Sans doute.

KEAN
Eh bien ?

ELENA
Eh bien ?

KEAN
Vous me donniez le conseil de fuir, je suis prêt. Fuirai-je seul ?

ELENA
Oh ! vous êtes insensé, monsieur Kean ; non, non, c'est chose impossible ; non, notre amour fut un instant d'égarement, d'erreur, de folie, auquel il ne faut plus songer, et que nous devons oublier nous-mêmes afin que les autres l'oublient.

KEAN
L'oublier, oh ! vous n'y songez pas, Elena ! Mais quand je m'exilerais, quand je cesserais de vous voir, n'aurais-je pas votre image éternellement sur mon cœur ou devant mes yeux ? n'ai-je pas votre portrait, votre portrait chéri ?

ELENA
Je viens vous le redemander, Kean.

KEAN
Vous venez me redemander votre portrait ! votre portrait donné hier, vous venez me le redemander aujourd'hui !

ELENA
Mais songez que la raison l'exige ; Kean, vous m'aimez, je le crois, je le sais, mais pensez-vous qu'éloigné de moi, cet amour résistera à l'absence ? non, avec votre talent et célèbre comme vous l'êtes, les occasions viendront d'elles-mêmes au-devant de vous, vous aimerez une autre femme, et mon portrait, mon portrait qui est en ce moment un souvenir d'amour, ne sera plus alors qu'un trophée de victoire.

KEAN
Ah ! le voilà, madame ! un pareil soupçon ne laisse aucun moyen de refus ; en amour, qui doute accuse.

ELENA
Kean !

KEAN
Le voilà, je ne l'ai pas gardé longtemps et personne ne l'a vu, madame, de sorte que si vous en avez promis un autre, vous pouvez vous dispenser de le faire faire, et donner celui-là à la place.

ELENA
Promis à qui ?

KEAN
Que sais-je ? en échange de quelque éventail, peut-être.

ELENA
Ô Kean, Kean ! après ce que j'ai fait pour vous, après ce que je vous ai sacrifié…

KEAN
Et que m'avez-vous tant sacrifié, madame, si ce n'est votre orgueil, vous ? C'est vrai, madame la comtesse de Kœfeld est descendue jusqu'à aimer un comédien, vous avez raison : cet amour était un moment d'erreur, d'égarement, de folie ; mais tranquillisez-vous, madame, l'erreur fut pour moi seul, moi seul fus égaré, moi seul ai été fou ; oh ! oui, fou, et bien fou de croire au dévouement d'une femme ; fou de risquer pour elle mon avenir, ma liberté, ma vie, et cela sur un soupçon de jalousie, tandis que j'étais si ardemment aimé ! Oh ! j'avais tort, sang-dieu ! j'avais tort, et voilà donc pourquoi, c'était pour entendre ces choses sortir de votre bouche que je vous attendais depuis hier avec tant de mortelles impatiences ! voilà pourquoi mon cœur battait à me briser la poitrine à chaque coup que l'on frappait à cette porte ! Oh ! je les connaissais pourtant bien ces sortes d'amour ; je savais de quelle profondeur et de quelle durée ils sont, et vaniteux, vaniteux que je suis, je m'y suis laissé prendre ! Voilà votre portrait, madame.

ELENA
Oh ! Kean, ne m'en veuillez point d'avoir plus de raison que vous.

KEAN
Plus de raison que moi ! oh ! je vous en défie, madame, et vous venez de faire une cure merveilleuse. J'avais le transport, le délire, quelque chose comme une fièvre cérébrale ; vous m'avez appliqué de la glace sur la tête et sur le cœur, je suis guéri. Mais une plus longue absence augmenterait probablement les soupçons du comte, en admettant que cet éventail lui en ait donné ; puis d'un moment à l'autre le constable peut venir pour m'arrêter…

ELENA
Ah ! Kean, Kean, j'aime mieux votre colère que votre ironie. Oh ! me quitterez-vous ainsi ? est-ce ainsi que vous me direz adieu ?

KEAN
Madame la comtesse de Kœfeld permettra-t-elle au comédien Kean de lui baiser la main ?…
(Il s'incline pour baiser la main de la comtesse.)

LE COMTE (dans l'antichambre.)
Je vous dis que j'entrerai, monsieur !…

SALOMON (de même.)
Et je vous dis que vous n'entrerez pas, moi !

ELENA
Le comte ! le comte !

KEAN
Votre mari… oh ! mais c'est donc une fatalité qui l'amène !… Oh ! cachez-vous, Elena, cachez-vous ! (Elle va au cabinet d'Anna.)
Non, point là, ici, ici ; là du moins personne ne vous verra ; les fenêtres donnent sur la Tamise.

ELENA
Un dernier mot, une dernière prière…

KEAN
Laquelle ? dites, dites.

ELENA
Mon mari vient vous demander raison, sans doute.

KEAN
Soyez tranquille, madame, le comte me sera sacré. Hier, peut-être eussé-je donné des années de ma vie pour une rencontre avec lui ; mais aujourd'hui soyez tranquille, je ne lui en veux plus.

LE COMTE
Je vous dis qu'il faut que je le voie !

KEAN (allant ouvrir la porte.)
Qu'est-ce à dire, Salomon ? et pourquoi ne laissez-vous pas entrer M. le comte de Kœfeld ?
(Il entre. Kean referme la porte, et met la clef dans sa poche.)

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