ACTE DEUXIÈME - Scène II



(KEAN SALOMON, puis PISTOL.)

SALOMON (fermant la porte.)
Et de trois ! Si je ne les avais pas dispersés, ils se seraient remis à boire jusqu'à demain, vu qu'il n'y a pas encore théâtre ce soir… Enfin, cette fois-ci, je crois que nous voilà seuls. (Il regarde de tous côtés, et apercevant le châle.)
Bénédiction ! en voilà bien d'un autre, par exemple ! (Il regarde encore, puis va à la chambre à coucher dont il ouvre la porte.)
Ah ! je respire !… Voyons maintenant, faisons notre tournée sur le champ de bataille. (Examinant les bouteilles vides, en trouvant deux à moitié et les rangeant dans une armoire.)
Diable ! le combat a été meurtrier : quinze contre quatre… Quand je pense que j'ai là, devant les yeux, couché comme un boxeur éreinté, le noble, l'illustre, le sublime Kean, l'ami du prince de Galles !… le roi des tragédiens passés, présents et futurs… qui tient en ce moment le sceptre… (Il aperçoit la bouteille que Kean tient par le goulot.)
Quand je dis le sceptre, je me trompe… Oh ! mon Dieu !
(Il essaye de lui tirer la bouteille de la main ; pendant ce temps Kean s'éveille et le regarde faire ; les yeux de Salomon rencontrent les siens.)

KEAN
Quel diable de métier fais-tu donc là, Salomon ?

SALOMON
Vous le voyez bien, j'essaye de tirer de vos mains cette pauvre bouteille que vous étranglez.

KEAN
Il parait que j'ai oublié de me coucher, hein ?

SALOMON
Vous m'aviez tant promis de rentrer !

KEAN
Eh bien ! mais il me semble que je ne suis pas dehors. J'ai même passé la nuit chez moi, si je ne me trompe… ce qui ne m'arrive pas toujours…

SALOMON
Et même pas seul…

KEAN
Ne me gronde pas, mon vieux Salomon, c'est le clair de lune qui n'avait pas envie de se coucher ; la muraille qui se fendait de chaleur, et le lion qui, comme tu le sais, est l'animal le plus altéré du zodiaque.

SALOMON
Croyez-vous que de pareilles nuits vous remettent de vos fatigues ?

KEAN
Bah ! pour quelques bouteilles de vin de Bordeaux…

SALOMON (lui prenant la bouteille de rhum qu'il tient encore.)
Et depuis quand les bouteilles de vin de Bordeaux ont-elles le cou dans les épaules comme celle-ci ? (Lisant l'étiquette.)
"Rhum de la Jamaïque." Ah ! maître ! vous finirez par brûler jusqu'au gilet de flanelle que vous avez sur la poitrine.
(Il pousse un soupir.)

KEAN
Tu as raison, mon vieil ami, tu as raison ; je sens que je me tue avec cette vie de débauches et d'orgies ! Mais, que veux-tu, je ne puis en changer. Il faut qu'un acteur connaisse toutes les passions pour les bien exprimer. Je les étudie sur moi-même, c'est le moyen de les savoir par cœur.

PISTOL (en dehors.)
Monsieur Salomon !… monsieur Salomon ! peut-on entrer.

KEAN
Qui est-ce qui est là ?

SALOMON
C'est juste, j'avais oublié. Maître, c'est un pauvre garçon que vous ne vous rappelez sans doute plus… le fils du vieux Bob… le petit Pistol… le saltimbanque.

KEAN
Moi, avoir oublié mes vieux camarades ! Entre, Pistol… entre.

PISTOL (entr'ouvrant la porte.)
Sur les pieds ou sur les mains ?…

KEAN
Sur les pieds, tu as besoin de ta main pour serrer la mienne.

PISTOL
Oh ! monsieur Kean, c'est trop d'honneur.

KEAN
Mon pauvre enfant… Eh bien ! comment va toute la troupe ?

PISTOL
Elle boulotte.

KEAN
Ketty-la-Blonde ?

PISTOL
Elle vous aime encore, pauvre fille ! Dam ! ça n'est pas étonnant, vous êtes son premier, voyez-vous.

KEAN
Le vieux Bob ?

PISTOL
sonne toujours de la trompette comme un enragé… On a voulu l'engager cornemuse-major dans un régiment d'Écossais, grade de caporal, mais il n'a pas voulu… Ah ! ben oui !

KEAN
Tes frères ?

PISTOL
Les plus petits font les trois premières souplesses du corps ; les plus grands, le saut du Niagara ; les entre-deux dansent sur la corde.

KEAN
Et la respectable Mme Bob ?

PISTOL
Elle vient d'accoucher de son treizième ; la mère et l'enfant se portent bien, je vous remercie, monsieur Kean.

KEAN
Et toi ?…

PISTOL
Eh bien ! c'est moi qui vous remplace, j'ai hérité de votre habit et de votre batte… je joue les arlequins, mais je ne suis pas de votre force…

KEAN
Et tu viens me demander des leçons, hein ?

PISTOL
Oh non !… non !… il y a cependant la danse des œufs, vous savez, que vous devriez bien me montrer, je n'ai jamais pu l'apprendre tout à fait, j'en casse toujours deux ou trois… mais maintenant je les fais durcir… ça fait qu'ils ne sont pas perdus, je les mange… Mais ce n'est pas ça !… Quand mon père a vu que le bon Dieu lui avait fait la grâce de lui en envoyer encore un, et que celui-là faisait le treizième, il a dit : Tu portes un mauvais numéro, toi. Avec ça notez qu'il était venu au monde un vendredi… il faudrait lui choisir un crâne parrain… Lequel, a dit ma mère… le prince de Galles ou le roi d'Angleterre ?… Mieux que ça, M. Kean ! Oh ! fameux !… fameux !… tout le monde a répondu ; mais il ne voudra pas. Et moi je suis sûre qu'il voudra, a dit Ketty-la-Blonde. Oui, si tu vas le lui demander, a répondu mon père… Oh ! je n'oserai jamais, il est si loin de nous maintenant ! il est si grand ! il est si haut !… Eh bien ! donnez-moi une échelle, j'irai, moi, que j'ai dit, et me voilà. N'est-ce pas que vous ne me refuserez pas, monsieur Kean…

KEAN
Non, par l'âme de Shakspeare ! qui a commencé par être un bateleur et un saltimbanque comme nous… je ne te refuserai pas, mon enfant… et nous ferons à ton frère un baptême royal… sois tranquille.

PISTOL
C'est une sœur, mais ça ne fait rien. Et quand cela, monsieur Kean ?

KEAN
Ce soir, si tu veux.

PISTOL
Convenu… mais d'ici là aurez-vous le temps de trouver une commère ?

KEAN
Elle est trouvée.

PISTOL
Laquelle, sans être trop curieux ?

KEAN
Ketty-la-Blonde… crois-tu qu'elle refuse ?

PISTOL
Elle, refuser !… oh ! pauvre fille… oh ! oui, vous ne la connaissez pas ; il va falloir des précautions pour lui dire ça… elle pâmerait… Oh ! Ketty ! pauvre Ketty ! va-t-elle être contente !…
(Il fait une cabriole.)

SALOMON
Eh bien ! que fais-tu donc ?

PISTOL
Oh bien ! tant pis, père Salomon ! je sois comme les paons, moi : quand je suis content, je fais la roue. Adieu, monsieur Kean.

KEAN
Et tu t'en vas déjà ?

PISTOL
Et là-bas, les autres qui attendent et qui disent : Voudra-t-il ? ne voudra-t-il pas ? il veut ! il veut !

KEAN
Salomon, reconduis ce garçon jusque chez lui… et mets dix guinées dans la main de sa mère pour la layette.

PISTOL
N'allez pas vous dédire, monsieur Kean ! c'est qu'il y aurait des larmes de versées si un malheur comme celui-là arrivait.

KEAN
Sois tranquille…

PISTOL (rentrant.)
Je n'oubliais que ça, moi !… où ferons-nous le gatelet ?…

KEAN
Chez Peter Patt, au Trou du Charbon… connais-tu cela ?…

PISTOL
Si je connais ? sur le port, là, à dix pas de la Tamise… à la renommée des matelottes… je ne connais que ça… Adieu, monsieur Kean.
(Il sort avec Salomon.)

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