ACTE PREMIER - Scène V



(Les mêmes ; KEAN.)

KEAN (avec les manières les plus fashionables.)
Milady, mylord… j'ose espérer que vous voudrez bien excuser la contradiction qu'il y a entre ma lettre et ma conduite ; mais une circonstance inattendue est venue tout à coup changer des projets arrêtés, et m'a fait un devoir, une loi de la démarche que j'accomplis en ce moment. — (Se retournent vers le prince.)
Son Altesse daignera-t-elle recevoir mes hommages ?

LE COMTE
J'avoue que je ne comptais plus sur vous, monsieur. D'abord à cause du refus que contenait cette lettre que je viens de recevoir ; ensuite à cause des bruits étranges qui se sont répandus aujourd'hui sur votre compte.

KEAN
Ce sont précisément ces bruits qui m'amènent chez vous, monsieur le comte, car ces bruits, tout exagérés qu'ils peuvent être, ont cependant une certaine consistance : oui, miss Anna est venue chez moi, mais ne m'y ayant pas trouvé, elle y a laissé cette lettre. L'espion qui l'avait vue entrer n'aura pas eu la patience d'attendre sa sortie, voilà tout… Mais comme la réputation de miss Anna est compromise, je n'ai point trouvé de meilleur moyen de vous remercier de la gracieuse invitation que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, qu'en vous choisissant, monsieur le comte, pour faire entendre à Londres sa justification et la mienne… honneur pour honneur…

LE COMTE
Votre justification, monsieur ! vous êtes innocent ou vous êtes coupable… Si vous êtes innocent, un démenti formel donné par vous suffira.

KEAN
Un démenti formel donné par moi suffira, dites-vous ? oh ! monsieur le comte, croyez-vous donc que je ne sache pas les calomnies auxquelles notre position exceptionnelle nous expose ? Un démenti donné par l'acteur Kean sera suffisant pour les artistes qui savent l'acteur Kean homme d'honneur, mais il n'aura aucun poids auprès des gens du monde, qui ne le connaissent que pour un homme de talent. Il faut donc que ce démenti lui soit donné par une bouche qu'ils ne puissent récuser… par une personne dont la haute position et la réputation sans tache commandent la confiance et le respect… par madame la comtesse, par exemple… et elle pourra le faire hardiment, si elle daigne jeter les yeux sur cette lettre.

LE PRINCE
Où veut-il en venir ?

LE COMTE
Lisez vous-même, monsieur, nous vous écoutons.

KEAN
Pardon, monsieur, mais un secret duquel dépend le bonheur, l'avenir et peut-être l'existence d'une femme, ne peut souvent être révélé qu'à une femme. Il y a des mystères et des délicatesses que nos cœurs à nous autres hommes ne comprennent pas. Permettez donc que ce soit dans celui de madame la comtesse que je dépose le secret de miss Anna. Si ce secret était le mien, monsieur le comte, je l'exposerais au grand jour, pour qu'il brillât au soleil et qu'il éclatât à tous les yeux. Madame la comtesse me permettra seulement de ne pas le révéler ; mais quand tout le monde saura qu'elle le connaît, lorsqu'elle élèvera la voix pour dire : "Edmond Kean n'est point coupable de l'enlèvement de miss Anna," tout le monde la croira.

LE PRINCE
Et mon rang me donne-t-il le droit de partager cette confidence ?

KEAN
Monseigneur, tous les hommes sont égaux devant un secret… Monsieur le comte, je vous renouvelle ma prière.

LE COMTE
Mais si madame y consent, et que vous y attachiez réellement l'importance que vous paraissez y mettre, monsieur Kean, je n'y vois pas d'inconvénient.

KEAN
Madame la comtesse ratifiera-t-elle la faveur que m'accorde monsieur le comte ?

ELENA
Mais je ne sais vraiment…

KEAN
Je la supplie.

AMY (prenant le comte par un bras.)
Allons, comte, une fois que votre femme saura ce secret, vous le devinerez bientôt. Vous êtes diplomate.

LE PRINCE (le prenant par l'autre.)
Et quand vous le saurez, vous nous en ferez part, n'est-ce pas, monsieur le comte ? si cependant cela n'est point contraire aux instructions de votre gouvernement.
(Ils l'emmènent près de la cheminée.)

ELENA (sur le devant de la scène, Kean derrière elle.)
Donnez-moi donc cette lettre, puisque la lecture de cette lettre peut vous justifier.

KEAN
La voici.

ELENA (lisant.)
"Monsieur, je me suis présentée chez vous, et ne vous ai point trouvé. Vous dire, quoique je n'aie pas l'honneur d'être connue de vous, que de cette entrevue dépendra l'avenir de ma vie entière, c'est m'assurer d'avance que j'aurai le bonheur de vous rencontrer demain. Anna Damby, à Kean." Merci, monsieur, merci mille fois… mais quelle réponse avez-vous faite à cette lettre ?

KEAN
Tournez la page, madame…

ELENA (lisant pendant que Kean retourne causer avec le prince et le comte.)
"Je ne savais comment vous voir, Elena, je n'osais vous écrire ; une occasion se présente et je la saisis. Vous savez que les rares moments que vous dérobez pour moi à ceux qui vous entourent passent si rapides et si tourmentés, qu'ils ne marquent réellement dans ma vie que par leur souvenir…"
(Elle s'arrête étonnée.)

KEAN (qui est revenu près d'elle.)
Daignez lire jusqu'au bout, madame.

ELENA (lisant.)
"J'ai souvent cherché par quel moyen une femme, dans votre position, et qui m'aimerait véritablement, pourrait m'accorder par hasard une heure sans se compromettre… et voilà ce que j'ai trouvé : si cette femme m'aimait assez pour m'accorder cette heure, en échange de laquelle je donnerais ma vie… elle pourrait, en passant devant le théâtre de Drury-Lane, faire arrêter la voiture au bureau de location et entrer sous le prétexte de retirer un coupon ; l'homme qui tient le bureau m'est dévoué, et je lui ai donné l'ordre d'ouvrir une porte secrète que j'ai fait percer dans ma loge sans que personne le sache, à une femme vêtue de noir et voilée qui daignera peut-être venir m'y voir… la première fois que je jouerai." Voici votre lettre, monsieur.

KEAN
Mille grâces, madame la comtesse. — (S'inclinant.)
Monsieur le comte… Milady… Monseigneur…
(Il va pour sortir.)

AMY (qui s'est avancée.)
Eh bien ! Elena ?

LE PRINCE
Eh bien ! madame ?

LE COMTE
Eh bien ! comtesse ?

ELENA (lentement.)
C'était à tort que l'on accusait monsieur Kean de l'enlèvement de miss Anna.

KEAN
Merci, madame la comtesse.

LE PRINCE ( le regardant s'éloigner.)
Ah ! monsieur Kean, vous venez de nous jouer là une charade dont, je vous donne ma parole que je saurai le mot !

UN DOMESTIQUE (entrant.)
Monseigneur est servi.
(Le prince offre la main à la comtesse de Kœfeld, le comte à Amy, les autres convives les suivent.)

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