ACTE PREMIER - Scène XX



(MICHELINE SAINT-FRANQUET, PUIS LE GÉRANT, PUIS DES SAUGETTES, PUIS PLANTARÈDE, PUIS LES VOYAGEURS.)

MICHELINE(d'un ton à la fois pincé et dégagé, à Saint-Franquet.)
Ah ! mes compliments, et mes excuses pour être venue aussi malencontreusement déranger vos épanchements…

SAINT-FRANQUET(avec désinvolture.)
Il n'y a pas de mal.

MICHELINE(nerveusement, malgré elle.)
C'est une parente, sans doute ?

SAINT-FRANQUET
Du tout ! C'est une cocotte.

MICHELINE
Ah ! Au moins, vous avez la qualité de la franchise…

SAINT-FRANQUET
C'est une qualité d'homme !

MICHELINE
Ce qui veut dire ?

SAINT-FRANQUET
Que les femmes n'ont peut-être pas pareille loyauté !… Elles font blanc de leur honnêteté quand l'homme qui leur parle d'amour ne leur plaît pas ; mais elles savent bien la mettre de côté aussitôt qu'un… gigolo daigne leur conter fleurette.

MICHELINE
C'est pour moi que vous dites cela ?

SAINT-FRANQUET
Je n'ai nommé personne ; vous vous reconnaissez bien vite.

MICHELINE
Si ce n'était pas moi que vous visiez, votre réflexion n'aurait pas de sens ; par conséquent, inutile de faire le jésuite.

SAINT-FRANQUET
Vous reconnaissez donc que ce petit imbécile de des Saugettes…

MICHELINE
Je n'ai rien à reconnaître ! Croyez ce que vous voulez, je n'ai aucun compte à vous rendre.

SAINT-FRANQUET(arpentant la scène du haut en bas.)
C'est bien ! C'est très bien !

MICHELINE(arpentant de même.)
Parfaitement ! C'est très bien !

LE GÉRANT(arrivant du fond et s'adressant à Saint-Franquet en lui montrant son melon.)
Je crois que celui-là sera à point.

SAINT-FRANQUET(s'emballant.)
Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce qui sera à point ?

LE GÉRANT
Mon melon.

SAINT-FRANQUET(Éclatant. )
Vous n'allez pas bientôt me foutre la paix, vous, avec votre melon ?…

LE GÉRANT(ahuri de cet accueil )
Hein !… Oui… Oui, Monsieur ! (Il se dirige prudemment vers l'entrée de l'hôtel.)
Oh ! (Pendant ce qui précède, le temps s'est assombri ; un éclair sillonne la nue à ce moment. Se retournant et d'un air profond, montrant le ciel de son index levé.)
L'orage !

SAINT-FRANQUET(faisant le mouvement de courir sur lui. )
Non, vous voulez recevoir mon pied quelque part, vous ?

LE GÉRANT
Non, Monsieur !

SAINT-FRANQUET
Eh bien, fichez-moi le camp !

LE GÉRANT
Oui, Monsieur ! (En entrant dans l'hôtel.)
Oh ! (Roulements de tonnerre.)

SAINT-FRANQUET(arpentant rageusement.)
Ah ! je ne suis pas fâché d'avoir appris à vous connaître !

MICHELINE
idem. Bon, bon ! c'est très bien, ça va bien ! (On aperçoit des Saugettes qui arrive au fond. A part.)
Des Saugettes !

SAINT-FRANQUET(entre ses dents. )
Le fantoche !

DES SAUGETTES
Me voilà revenu.

MICHELINE(troublée et inquiète. )
Oui, oui !…

SAINT-FRANQUET(apercevant l'œillet de Micheline à la boutonnière de des Saugettes. )
Mais, ma parole, il a la fleur !

DES SAUGETTES
Vous avez entendu le tonnerre ! Je crois que ça va se gâter…

SAINT-FRANQUET
Oui, monsieur, je crois aussi que ça va se gâter !

DES SAUGETTES
N'est-ce pas ?

MICHELINE(pressée de couper court à une discussion qu'elle prévoit.)
Eh bien, si… si nous rentrions…

DES SAUGETTES
Volontiers !

SAINT-FRANQUET
Oui, mais pardon !… pardon, monsieur… des Saugettes…

DES SAUGETTES
Cher monsieur ?

SAINT-FRANQUET(prenant le revers gauche du veston de des Saugettes.)
Qu'est-ce que c'est que cette fleur que vous portez à votre boutonnière ?

DES SAUGETTES(regardant la fleur de côté. )
Ça ? C'est un œillet. (Il le respire.)

SAINT-FRANQUET(l'imitant. )
"C'est un œillet !…" Vous êtes idiot !

DES SAUGETTES
Comment ?

MICHELINE(redoutant un esclandre.)
Monsieur Saint-Franquet !…

SAINT-FRANQUET
Un œillet ! Je suis assez fort en botanique pour le voir.

DES SAUGETTES
Mais vous me demandez…

SAINT-FRANQUET
Oui… Eh bien, monsieur, veuillez retirer cette fleur.

DES SAUGETTES
Plaît-il ?

SAINT-FRANQUET(appuyant sur les mots.)
Veuillez retirer cette fleur !

DES SAUGETTES
Mais…

SAINT-FRANQUET
Veuillez, monsieur, retirer cette fleur !

MICHELINE
Je vous en prie, monsieur Saint-Franquet !

SAINT-FRANQUET
Ah ! je vous en prie aussi, madame ! C'est affaire entre monsieur et moi.

DES SAUGETTES
Pardon, monsieur, mais je ne comprends pas…

SAINT-FRANQUET
Vous n'avez pas à comprendre ! Il me déplaît de voir cette fleur à votre boutonnière. Retirez-la ! (Eclairs.)

DES SAUGETTES
Pardon, monsieur, pardon, je n'ai pas l'habitude…

MICHELINE(à Saint-Franquet.)
Mais vous devenez fou !

SAINT-FRANQUET(sèchement.)
Parfaitement, je deviens fou ! (Coup de tonnerre. A des Saugettes.)
Si dans deux secondes vous n'avez pas enlevé cette fleur, je vous tire les oreilles…

DES SAUGETTES(reculant un peu.)
Ah ! mais, monsieur !…

MICHELINE
Monsieur Saint-Franquet.!…

DES SAUGETTES
Monsieur, vous saurez…

SAINT-FRANQUET(bondissant.)
Qu'est-ce que vous dites ? "Je saurai ! " Vous osez dire : "Je saurai ! " Entendez-vous ça ? "Je saurai ! " Ah ! je saurai !

MICHELINE(affolée.)
Monsieur ! monsieur Saint-Franquet.!

SAINT-FRANQUET(à des Saugettes.)
Voulez-vous retirer la fleur ?

DES SAUGETTES
Non mais, écoutez !

SAINT-FRANQUET
Vous ne voulez pas la retirer ! A votre aise ! (Il le soufflette.)

DES SAUGETTES(se tenant la joue et poussant un cri.)
Oh !… mais voyons… J'allais l'ôter !

MICHELINE(à Saint-Franquet.)
Vous êtes fou ! vous perdez la tête ! De quel droit vous permettez-vous ?…

SAINT-FRANQUET
Oh ! pardon, madame, je suis seul juge de mes actes !

MICHELINE
C'est trop fort ! (Eclair.)

PLANTARÈDE(arrivant.)
Eh bien, mes amis, ça va toujours l'entente cordiale ? ( Tonnerre.)

MICHELINE(à Plantarède. )
Ah ! te voilà ! Tu arrives bien ! Voilà monsieur…

DES SAUGETTES
Oui, figurez-vous…

SAINT-FRANQUET
Pardon, laissez-moi expliquer…

MICHELINE
Non, monsieur, permettez ! Monsieur est mon mari, veuillez me laisser parler.

PLANTARÈDE
Quoi ! Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a encore ?

DES SAUGETTES(montrant Saint-Franquet. )
Figurez-vous, je ne lui disais rien…

PLANTARÈDE(Le repoussant.)
Taisez-vous des Saugettes.

MICHELINE
Tu es mon mari, c'est à toi de me faire respecter !

PLANTARÈDE
Quelqu'un s'est permis de te manquer de respect ?

MICHELINE
Tu sais, ma fleur ! mon œillet… mon œillet…

PLANTARÈDE
D'Inde !

MICHELINE
Comment ?

PLANTARÈDE
Ton œillet d'Inde.

MICHELINE
D'Inde, oui ! Eh bien, monsieur des Saugettes avait trouvé bon de le mettre à sa boutonnière…

PLANTARÈDE(à des Saugettes.)
C'est trop fort ! Pourquoi ? Pourquoi avez-vous mis cet œillet à votre boutonnière ?

DES SAUGETTES
Moi ?

MICHELINE(tirant Plantarède.)
Mais ce n'est pas de lui qu'il s'agit ; laisse-le donc tranquille, ce garçon !

PLANTARÈDE
Ah ! pardon !

DES SAUGETTES
Il n'y a pas de mal !

PLANTARÈDE
Mais alors, qui ? qui ?

MICHELINE(indiquant Saint-Franquet. )
Monsieur ! qui s'est permis de faire une scène inqualifiable, qui vient de gifler ce pauvre monsieur des Saugettes !

SAINT-FRANQUET
Parfaitement.

DES SAUGETTES
Oui, je ne comprends pas, je ne lui disais rien ! J'arrivais, la bouche enfarinée…

PLANTARÈDE(à des Saugettes.)
Ah ! je vous en prie, laissez-nous tranquilles, hein ? Ne vous en mêlez pas !

DES SAUGETTES(se le tenant pour dit.)
Oui.

MICHELINE
Eh bien, qu'est-ce que tu en penses ?

PLANTARÈDE
Ben, qu'est-ce que tu veux ! C'est embêtant pour des Saugettes !

MICHELINE
Eh ! des Saugettes, il n'est pas question de des Saugettes dans tout ça. Il s'agit de moi ! il s'agit de toi !

PLANTARÈDE
De nous !

MICHELINE
Alors, tu trouves naturel que monsieur me compromette, m'affiche, en faisant un scandale pour cette fleur que, d'ailleurs, il m'avait demandée…

SAINT-FRANQUET(intervenant.)
Pardon ! Pardon !

MICHELINE
Si, monsieur, vous me l'avez demandée ! et c'est parce que je vous l'ai refusée…

SAINT-FRANQUET
Quand je pourrai parler…

DES SAUGETTES
Et alors, à propos de rien, sans raison, j'ai reçu une gifle !

PLANTARÈDE
Ah ! fichez-nous la paix ! On n'entend que vous ici.

MICHELINE
Alors, tu admets ça, toi, tu admets ça !

PLANTARÈDE
Mais pas du tout ! (A Saint-Franquet.)
Ma femme a raison, monsieur… M'expliquerez-vous ?

SAINT-FRANQUET
Bon ! bon, c'est très bien ! Si vous trouvez bon que ce petit monsieur placarde à sa boutonnière des fleurs qu'on a vu porter à madame votre femme !

MICHELINE
Ça ne vous regarde pas !

PLANTARÈDE
Absolument !

SAINT-FRANQUET
Si vous admettez que ce gigolo vous rende ridicule…

TOUS TROIS
Ridicule !

PLANTARÈDE
Ridicule ! Est-ce que, par hasard, vous voudriez insinuer que madame Plantarède.

SAINT-FRANQUET
Non ! mais…

PLANTARÈDE
Alors, de quoi vous mêlez-vous ?

SAINT-FRANQUET
Ah ! et puis, en voilà assez ! Si vous le prenez sur ce ton-là…

PLANTARÈDE
Je le prends sur le ton qu'il me plaît ! (Saint-Franquet. Plantarède. Micheline, Des Saugettes ensemble)

SAINT-FRANQUET
Qu'est-ce que vous dites ? C'est à moi que vous parlez de la sorte ! Mais, monsieur, vous ne me connaissez pas… Vous aurez affaire à moi !

PLANTARÈDE
Ah ! et puis, inutile de prendre des grands airs avec moi ! Après tout, ce n'est pas parce que je ne suis pas un spadassin qu'il faudrait croire que vous me ferez peur.

MICHELINE
Eh bien, tu le vois, ton ami, tu le vois ! Quand tu me reprochais de le tenir à distance ! Tu vois ce que valait son amitié, tu vois comme tu pouvais avoir confiance en lui !

DES SAUGETTES
Ah ! non, je m'en souviendrai, de celle-là ! Penser que je me mets en quatre pour être empressé avec tout le monde… Et, sans raison, pour une fleur, je reçois une gifle ! Ah ! ben non, tout de même ! (Cette discussion peut être prolongée ab libitum, chacun dans le sens de ses sentiments. Pendant qu'elle dure, on entend la cloche qui sonne le déjeuner. Eclair, puis tonnerre.)

PLANTARÈDE
Enfin, finissons-en ! (A Saint-Franquet.)
Demain, monsieur, vous recevrez mes témoins.

SAINT-FRANQUET
C'est bien, monsieur, je suis à vos ordres.

MICHELINE(à Plantarède.)
Mon ami, mon ami ! tu ne vas pas te battre !

LE GÉRANT(accourant, affolé, au milieu d'eux.)
Une altercation ! une altercation chez moi ! Messieurs, Messieurs, je vous en prie…

PLANTARÈDE
Allez vous promener, vous !

LE GÉRANT(soumis.)
Oui. (A Saint-Franquet.)
Monsieur ! Monsieur ! Pour mon hôtel !

SAINT-FRANQUET
Retournez-donc à votre melon, vous. (A des habitants de l'hôtel, qui, venus à la sonnerie du déjeuner, se sont arrêtés en voyant la dispute et rassemblés à distance respectueuse pour en suivre les phases.)
Et puis, vous, qu'est-ce que vous voulez ? Ça vous regarde, ce que nous disons ?…

LES VOYAGEURS (, décontenancés. )
Non… mais non…

SAINT-FRANQUET
Eh bien, allez donc manger ! On a sonné le déjeuner. (Les voyageurs s'éloignent en grommelant dans la direction de l'hôtel, suivis du gérant.)

MICHELINE(à Saint-Franquet.)
Monsieur, votre conduite est indigne !

PLANTARÈDE(à Micheline.)
C'est bien, c'est bien, ça suffit ! (A Saint-Franquet.)
A demain, monsieur !

SAINT-FRANQUET
A demain, monsieur.

PLANTARÈDE(à Micheline et des Saugettes.)
Venez, vous autres. (Entre ses dents, en se dirigeant vers l'hôtel.)
Mon Dieu, que c'est embêtant !

MICHELINE(à mi-voix, à des Saugettes.)
Aussi, qu'est-ce que vous aviez besoin de mettre cette fleur à votre boutonnière, vous !

PLANTARÈDE(même jeu.)
Mais c'est vrai aussi, ça ! Quel besoin aviez-vous ?

DES SAUGETTES
Mais je ne sais pas, monsieur ! Elle était tombée par terre… Alors, pour ne pas qu'on marche dessus… J'aime pas voir souffrir les fleurs !

PLANTARÈDE
Ah ! vous êtes malin ! Oui, vous êtes malin !

MICHELINE
Ah ! oui, vous êtes malin !

DES SAUGETTES(piteux.)
Ah ! ça, c'est vrai ! Ah ! je suis malin !

PLANTARÈDE
Mon Dieu, que c'est embêtant ! Mon Dieu, que c'est embêtant ! (Il fait passer sa femme et entre à sa suite dans l'hôtel.)

SAINT-FRANQUET(arpentant, rageur.)
Oh ! oh ! oh !

DES SAUGETTES(s'est arrêté, hésitant, sur le pas de la porte ; il considère Saint-Franquet. puis, se déterminant à aller à lui.)
Ecoutez, monsieur, maintenant que nous sommes seuls…

SAINT-FRANQUET
Ah ! vous, foutez-moi la paix, ou je vous casse la figure !

DES SAUGETTES(interloqué.)
Ah ! Oui, monsieur ! oui !

SAINT-FRANQUET
Demain, mes témoins !

DES SAUGETTES
Tout ce que vous voudrez, monsieur ! tout ce que vous voudrez ! (A part, en rentrant à l'hôtel.)
Cré nom de Dieu !

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