ACTE PREMIER - Scène VII
(SAINT-FRANQUET LE GÉRANT)
SAINT-FRANQUET
Communicative aussi, cette dame.
LE GÉRANT
Oui… mais, au fait, Monsieur qui est parisien doit en avoir entendu parler ! C'est la Stolzini.
SAINT-FRANQUET
Quoi ? La fameuse danseuse de l'Empire ! Oh ! comme elle est changée !
LE GÉRANT
Ah ! Monsieur la connaît ?
SAINT-FRANQUET
Du tout. Je dis "comme elle est changée", parce que je suppose qu'elle n'a pas dû toujours être comme ça.
LE GÉRANT
Ah ! oui, Monsieur !… Ah ! quel gentil ménage ! si Monsieur savait…
SAINT-FRANQUET
Ah ! c'est son mari ?
LE GÉRANT
Non, c'est son amant.
SAINT-FRANQUET
Ah !
LE GÉRANT
C'est Monsieur Giclefort. le propriétaire de la "Belle Jardinière"…
SAINT-FRANQUET(s'inclinant.)
Ah !
LE GÉRANT
de Douai !
SAINT-FRANQUET(refroidi. )
Ah !… Enfin, c'est toujours une Belle-Jardinière !
LE GÉRANT
Oui ; Monsieur, oui. Alors ; si Monsieur veut venir pour les chambres…
SAINT-FRANQUET
Ah ! les chambres ! Oui ; oui. Dites-moi donc, il parait que vous en avez de bonnes.
LE GÉRANT
Oh ! très bonnes, Monsieur.
SAINT-FRANQUET
Oui, c'est ce qu'on m'a dit, c'est ce qu'on m'a dit.
LE GÉRANT(flatté.)
Ah !
SAINT-FRANQUET
Oui. Je connais un peu des personnes qui descendent quelquefois ici… un avoué de Paris, monsieur Plantarède. et sa femme.
LE GÉRANT
Monsieur et Mad… Mais ils sont là !
SAINT-FRANQUET
Hein ! Ils sont là ? Tiens, tiens, tiens ! comme c'est curieux ! ils sont là ! Tiens, tiens, tiens, tiens ! … Et… elles donnent sur ici ?
LE GÉRANT
Qui ?
SAINT-FRANQUET
Leurs chambres.
LE GÉRANT
Ah ! oui, Monsieur, elles donnent sur ici.
SAINT-FRANQUET
Aha !… Ce qui fait qu'on voit leurs fenêtres d'où nous sommes ?
LE GÉRANT
Naturellement.
SAINT-FRANQUET
Naturellement.
LE GÉRANT
Puisque leurs fenêtres ont vue sur ici, il est évident que d'ici on voit leurs fenêtres.
SAINT-FRANQUET
C'est évident, c'est évident.
LE GÉRANT(à part. )
Il est un peu godiche. (A Saint-Franquet.)
Mais si Monsieur veut, pour lui, j'ai une très belle chambre de l'autre côté.
SAINT-FRANQUET(vivement. )
Non !
LE GÉRANT(rentrant son offre.)
Ah ! Pourtant, de l'autre côté, la vue de la campagne…
SAINT-FRANQUET
J'ai horreur de la campagne.
LE GÉRANT
Et puis, il y a une salle de bains.
SAINT-FRANQUET
J'ai horreur des bains.
LE GÉRANT
Ah ! ah !… Affaire de goût, Monsieur, affaire de goût.
SAINT-FRANQUET
C'est drôle, je ne sais pas pourquoi, il me semble que cette fenêtre-là, ça doit être la fenêtre de la chambre de monsieur Plantarède.
LE GÉRANT
Ah ! non ! non, celle-là, elle est libre. Si vous la voulez…
SAINT-FRANQUET(distraitement. )
Ah ! ah !
LE GÉRANT
Ainsi que la quatrième ; elle est libre également. La quatrième et la première.
SAINT-FRANQUET(répétant machinalement.)
La quatrième et la première !
LE GÉRANT
Oui, Monsieur.
SAINT-FRANQUET(éclatant.)
Mais enfin, nom de Dieu, où sont logés les Plantarède alors ?…
LE GÉRANT
Mais les deux chambres du milieu, Monsieur !
SAINT-FRANQUET
Eh bien, dites-le, sacré mille millions de trente-six mille vaches !
LE GÉRANT
Mais je ferai remarquer à Monsieur que Monsieur ne me l'a pas demandé.
SAINT-FRANQUET
Ah ! s'il faut tout vous demander !
LE GÉRANT
Alors, Monsieur veut-il la quatrième ? Elle est très bien. Et puis, elle est juste à côté de monsieur Plantarède.
SAINT-FRANQUET
Oui ? Oh ! ben, ça, vous savez…
LE GÉRANT
Je ne vous propose pas l'autre, à côté de madame Plantarède.
SAINT-FRANQUET(vivement.)
Ah ! pourquoi ça ?
LE GÉRANT
Parce qu'elle est sensiblement plus petite…
SAINT-FRANQUET
Justement ! Très bien ! J'ai horreur des grandes chambres. Il faut faire un kilomètre pour aller du lit à la toilette.
LE GÉRANT
Oh ! pas là !
SAINT-FRANQUET
Et puis, naturellement, celle-là doit être moins chère.
LE GÉRANT
Non, C'est le même prix.
SAINT-FRANQUET
Là ! Eh bien, vous voyez ? "C'est le même prix ! " Je peux avoir pour le même prix une chose que je préfère. Il n'y a pas à hésiter, je prends celle-là. Qu'est-ce que vous voulez, tant pis ! Je serai à côté de madame Plantarède. et puis voilà tout !
LE GÉRANT
Oui, Monsieur, oui…
SAINT-FRANQUET
Après tout, je ne viens pas pour faire du luxe, moi ; je viens pour peindre.
LE GÉRANT
Ah !
SAINT-FRANQUET
Vous devez avoir des choses à peindre, ici ?
LE GÉRANT
Oh ! non, Monsieur, tout a été refait cette année. Il y a encore les petits cabinets ; mais on garde ça pour la fin de la saison.
SAINT-FRANQUET
Quoi ? "Les petits cabinets ! " Je ne suis pas peintre en bâtiment ; je ne sollicite pas une commande.
LE GÉRANT
Ah ! Monsieur est peintre sur toile ?
SAINT-FRANQUET
Eh bien, oui !… Vous devez avoir de jolis points de vue, dans les environs ?
LE GÉRANT
Dans les environs ? Je vous dirai, je suis du pays, alors je ne connais pas très bien…
SAINT-FRANQUET
Vous ne savez pas seulement ce qu'il y a de joli ?
LE GÉRANT
Oh ! si !… il y a… y a la source.
SAINT-FRANQUET
Ah ? ben, voilà ! Une source… je te crois ! Elle est bien ?
LE GÉRANT
Oh ! très bien.
SAINT-FRANQUET
Avec de la verdure ?
LE GÉRANT
Mais oui !
SAINT-FRANQUET
Et des arbres ?…
LE GÉRANT
Et des arbres.
SAINT-FRANQUET
De grands arbres ?
LE GÉRANT
Oh ! grands !… (Donnant une idée de la hauteur avec sa main.)
Enfin… comme ça !…
SAINT-FRANQUET
un peu désappointé. Ah ! … de la futaie ?
LE GÉRANT(qui a mal entendu. )
Mais non, Monsieur, pas de la foutaise !
SAINT-FRANQUET
Je n'ai pas dit : "de la foutaise" ; j'ai dit : "de la futaie".
LE GÉRANT
Ah ! pardon.
SAINT-FRANQUET
N'importe ! Je vois ça : la source ! Quelque chose de poétique, de vaporeux… à la Corot.
LE GÉRANT(par complaisance.)
Oui, Monsieur, oui.
SAINT-FRANQUET
Avec une danse de sylphes, de nymphes, n'est-ce pas ?…
LE GÉRANT
Oui, oui…
SAINT-FRANQUET
D'ondines…
LE GÉRANT
… A sept heures et demie tous les soirs ; déjeuner à midi.
SAINT-FRANQUET
Quoi ? quoi ? à sept heures et demie ?…
LE GÉRANT
On dîne…
SAINT-FRANQUET
Mais je m'en fiche ! C'est pas ça que je vous dis. Je vous parle d'ondines, génies des eaux…
LE GÉRANT
Ah ?… J'ai pas ça.
SAINT-FRANQUET
Vous entendez tout de travers !
LE GÉRANT
Alors, je fais monter les colis de Monsieur dans le 13 ?
SAINT-FRANQUET
C'est ça, c'est ça !
LE GÉRANT
Voilà justement monsieur Plantarède. ( Il sort. Paraît Plantarède.)