ACTE II - Scène première


(Tout le fond est vitré, y compris la porte qui donne accès de l'antichambre dans l'atelier et qui occupe le milieu de la scène. Brise-bise au vitrage. A gauche, premier plan, porte donnant dans la chambre à coucher. Immédiatement au-dessus de la porte, au deuxième plan, un piano droit, dos au public. Petit canapé, adossé au piano. Petite table et fauteuil. A droite, deuxième plan, porte donnant sur le cabinet de toilette. Premier plan, à droite, une table de chêne, sur laquelle un téléphone, au milieu de papiers, de livres, de boîtes à couleurs ; tout ça en désordre. Ici et là, chevalets avec toiles commencées (genre néo-cubiste.))


(BICHON PUIS SAINT-FRANQUET, PUIS DES SAUGETTES.)
(Avant le lever du rideau, on entend Bichon chanter avec accompagnement de piano, le premier couplet d'une chanson qui reviendra au courant de la scène. A l'attaque du refrain, le rideau se lève.)

BICHON(au milieu de la scène, le dos tourné au public, ses jupes très retroussées, chantant :)
Aha ! aha !… Moya bott, bott, bott, bott, bott, bott, bott, Troumali, troumala, Aya koulami, aya koulami, Ki, ki, ki, ki, ki, ki, ki, Ki !…(Marchant vers la droite, puis vers la gauche.)
Moya bott, bott, bott, bott, bott, bott, bott, Troumali, troumala, Kakali, kakala, Zig, zig, zig, zig ! Zig !…(Parlé, à l'accompagnateur qu'on ne voit pas.)
Voilà, ça y est ! Un bon temps après le deuxième "aha", que je place mon petit frisson… et puis, grouillez-vous pour le "moya bott". C'est compris ?

L'ACCOMPAGNATEUR(toujours caché derrière le piano. )
Hhui !

BICHON
Bon ! Encore une fois, que ce soit bien arrêté. Là, du couplet ! (Ritournelle. Bichon fait son entrée comme elle la fera au café-concert. Chantant.)
En amonic, en alvadou, Si cousi cosa, voyalminett, Aya bougi…

SAINT-FRANQUET(en manches de chemise, surgissant comme une trombe du cabinet de toilette.)
Oh ! non ! ce que tu peux être barbante avec ta chanson !

BICHON(sursautant. )
Barbante !

SAINT-FRANQUET
Oui, barbante. C'est vrai, ça ! Ça va durer longtemps, cette serinade ?

BICHON
C'est pas une sérénade, c'est une chansonnette.

SAINT-FRANQUET
J'ai pas dit une sérénade, j'ai dit une serinade.

BICHON
Ça n'est pas plus joli.

SAINT-FRANQUET
D'abord, elle est idiote, ta chanson.

BICHON
Je regrette ! C'est sans doute, mon cher, que tu ne la comprends pas.

SAINT-FRANQUET
Ah ! ça, c'est admirable ! Tu la comprends, toi ?

BICHON
En tous cas, je la fais comprendre.

SAINT-FRANQUET
Ah ! bon !

BICHON
C'est une chanson agrache ! ça ne peut pas être du français.

SAINT-FRANQUET
Oui, mais comme on est en France et pas en Agrachie ! Je te demande un peu ce que ça signifie : Aya Koumali, ki ki ki…

BICHON
Koulami, d'abord.

SAINT-FRANQUET
Koulami, si tu veux. Je ne sais pas la langue ! ki ki ki, ki ki ki, kakali, kakala…

BICHON(avec dédain.)
Oh ! évidemment, dit comme ça : Aya koulami, ki ki ki, ki ki ki… Ça ne signifie rien. Mais si tu y mets un peu d'intentions, un peu d'art !… (Mettant des intentions.)
Aya koulami, ki ki ki, ki ki ki, troumali troumala, kakali, kahala… Comme ça, eh ben… ça change !

SAINT-FRANQUET(ironique.)
Ah ! oui, ça change !

BICHON
C'est précisément le fait des artisses de faire saisir au public les choses qui n'y sont pas.

SAINT-FRANQUET(à l'accompagnateur qui n'a dit mot jusque-là.)
Enfin, tu ne trouves pas ça idiot, toi ?

DES SAUGETTES(dont la tête paraît au-dessus du piano, avec un grand sourire épanoui.)
Si !… si !…

BICHON
Non, mais dites donc ! "Si, si" vous-même ! Je ne vous demande pas votre avis, à vous.

DES SAUGETTES
C'est Gérard qui me le demande.

BICHON
Naturellement ! Ça m'aurait étonnée que vous ne soyez pas de l'avis de Gérard ! Depuis qu'il vous a flanqué un coup d'épée, vous lui léchez les pieds.

DES SAUGETTES
Moi !

BICHON
Mais évidemment ! Vous avez peur.

DES SAUGETTES(riant.)
Ah ! ah ! j'ai peur !

BICHON
Ah ! et puis vous m'embêtez avec ma chanson ! Si vous trouvez ça malin de décourager une artisse au moment d'une création !

SAINT-FRANQUET(l'imitant.)
Une "créâtion" !…

BICHON
D'abord, qu'est-ce que tu fais là ? Il est une heure trois quarts. Si tu ne veux pas arriver à la répétition générale du Français quand ce sera fini !… Pourquoi ne vas-tu pas t'habiller ?

SAINT-FRANQUET
Parce que… Parce que je ne trouve rien de ce qu'il me faut. Avec ton ordre habituel…

BICHON
Tu ne trouves rien de ce qu'il te faut ?…

SAINT-FRANQUET
Évidemment ! Tu t'es si bien arrangée qu'il n'y a plus un domestique à la maison.

BICHON
Est-ce que c'est ma faute ! Victor m'a demandé à sortir et Marie est sortie sans me demander.

SAINT-FRANQUET
C'est admirable, ça ! Pourquoi Marie est-elle sortie sans te demander ?

BICHON
Parce que c'était son jour de congé.

SAINT-FRANQUET
Et Victor, alors, pourquoi t'a-t-il demandé à sortir ?

BICHON
Parce que ce n'était pas son jour de congé.

SAINT-FRANQUET
C'est ça ! Il y en a un qui sort parce que c'est son jour de congé et l'autre qui s'en va parce que ce n'est pas son jour de congé ! C'est charmant ! Et moi, alors, débrouille-toi !… Si bien que je ne trouve rien.

BICHON
Oh ! non, non, non, cette éternelle grinche ! Quoi ? quoi ? Qu'est-ce que tu ne trouves pas ?

SAINT-FRANQUET
Je ne trouve pas la brosse à habits.

BICHON(haussant les épaules. )
Tu ne trouves pas la brosse à habits ! tu ne trouves pas la brosse à habits !… C'est admirable !… Elle est dans le pot à eau.

SAINT-FRANQUET
Qu'est-ce que tu dis ?

DES SAUGETTES(riant.)
Dans le pot à eau !

BICHON
Eh ben, oui ! Elle m'est tombée des mains dans le pot à eau. Et comme je ne l'ai pas retirée, il est probable qu'elle y est encore.

SAINT-FRANQUET
Ah ! non, celle-là !…

BICHON
Si tu avais regardé !

SAINT-FRANQUET
Tu veux que je regarde dans le pot à eau pour chercher une brosse à habits ?

BICHON
Ben naturellement, puisqu'elle y est.

SAINT-FRANQUET
Je te demande un peu ! Faire macérer ma brosse dans…

BICHON
Tu ne voulais pas que, sur ma digestion, j'aille me tremper le bras jusqu'au coude. Tout ça pour une brosse !

SAINT-FRANQUET
Et alors, pendant ce temps-là, moi je me suis lavé les dents avec l'eau de ma brosse !

BICHON
Eh ben, quoi, v'là tout. Est-ce que tu t'en es aperçu, est-ce que tu t'en portes plus mal ? Non. Eh ben, alors, qué qu'ça te fait ?

SAINT-FRANQUET
Mais ça me dégoûte ! C'est admirable, ça. Tu es comme ces gens qui vous emmènent vous débarbouiller dans leur cabinet de toilette, et qui, au moment où vous vous essuyez le visage, vous disent : "Ah ! vous n'auriez pas dû prendre cette serviette-là, c'est pas la serviette à figure !…" On ne s'en porte pas plus mal ; mais n'empêche que c'est dégoûtant.

BICHON
Mon Dieu, que tu es compliqué !

SAINT-FRANQUET
Enfin, avec quoi je vais me brosser, moi, maintenant ? Avec ma brosse qui trempe ?

BICHON
Eh ben, quoi, v'là tout. Prends la mienne. En v'là une affaire !

SAINT-FRANQUET
Oui, et où est-elle, la tienne ?

BICHON
Mais dans mon sac de voyage. Où veux-tu qu'elle soit ?

SAINT-FRANQUET(regagnant son cabinet de toilette.)
Est-ce que je sais, moi ! Peut-être dans le bain de pieds.

DES SAUGETTES(riant.)
Dans le bain de pieds !

BICHON
Oh ! que c'est spirituel ! (A des Saugettes.)
Et puis, vous, vous feriez mieux de vous taire, au lieu de prendre tout le temps le parti de Gérard.

DES SAUGETTES(se laissant conduire au piano.)
J'étais de son avis.

BICHON
Raison de plus pour vous ranger du mien.

DES SAUGETTES
Oh ! ben, non, écoutez, puisque ça embête Gérard…

BICHON
Oh ! Gérard, toujours Gérard ! Je m'en fiche, que ça embête Gérard. C'est pas lui qui restera en plan au concert si je ne sais pas. Moi, j'ai ma conscience professionnelle ! Allez ! allez, mon petit, travaillons !

DES SAUGETTES(avec un soupir)
. Enfin ! Il attaque la ritournelle.

BICHON(sort rageusement par le fond et revient en refaisant son entrée, saluant à droite, puis à gauche, ce tout en maugréant.)
C'est vrai, ça, toujours Gérard ! Mais est-ce qu'il y connaît quelque chose, Gérard ? Et puis, j'en ai assez, moi, si chaque fois que je… ( La ritournelle achevée, de but en blanc, elle passe de son ronchonnement au couplet de sa chanson, qu'elle détaille avec force intentions et gestes.)
En Amonic, en Alvadou, Si cousi cosa, voyalminett, Aya bougi, lenal troutrou, Gigouli pampan, aval trampett… Moravi dodo, Atali popo, Trin da la bou, si lim abem, Roja bouf tané, miremir kalem ! Aha !… aha… (Frisson prolongé.)
Ah !… ( Refrain)
Moyabott, bott, bott, bott, bott, bott, bott, Troumali, troumala, Aya koulami aya koulami, Ki, ki, ki, ki, ki, ki, ki, Ki !… Moyabott, bott, bott, bott, bott, bott, bott,Troumali, troumala… (Saint-Franquet en jaquette, surgit de droite, chantant ironiquement en même temps qu'elle. Tous Deux, face à face, )

BICHON(avec rage.)
Kakali, kakala, Zir zi, zig zig ! Zig

BICHON(parlé. )
Idiot !

SAINT-FRANQUET(idem. )
Oh ! je la saurai, ta chanson !

BICHON(laissant retomber ses jupes.)
Eh ben, tu la sauras ! En v'la un beau malheur. Cette façon d'entrer toujours comme un polype !

SAINT-FRANQUET(se tordant.)
Un "polype ! " Non, t'entends ça, des Saugettes ?

DES SAUGETTES
Oh ! non ! Je viens de me faire ramasser, je n'entends plus rien.

SAINT-FRANQUET(à Bichon.)
"Bolide", on dit. On ne dit pas "polype".

BICHON
Eh ben, oui ! Bolide ! bolide ! Quoi, la langue peut vous fourcher. Je sais bien, parbleu, "Polype", c'est un nom d'homme.

SAINT-FRANQUET(se tordant.)
Ah ! ah ! Polype un nom d'homme, à présent ! Dis donc, des Saugettes !

DES SAUGETTES(riant par complaisance.)
Ehé ! éhé ! éhé !

BICHON
Quand vous rirez comme des imbéciles ! (A Saint-Franquet.)
Enfin, quoi ? Qu'est-ce que tu veux encore ?

SAINT-FRANQUET
La brosse.

BICHON
Quoi, la brosse ?

SAINT-FRANQUET
Dans ton sac. Elle n'y est pas.

BICHON
Comment, elle n'y est pas !

SAINT-FRANQUET
Non, elle n'y est pas.

BICHON
C'est pas possible. C'est moi-même qui l'ai rangée.

DES SAUGETTES
Écoutez, voulez-vous que j'aille voir ?

BICHON
Oui, allez, mon ami, allez ; parce que lui !…

SAINT-FRANQUET(à des Saugettes.)
Oh ! si tu crois que tu seras plus malin que moi !

DES SAUGETTES
Oh ! c'est pas ça que je veux dire. Gérard !

BICHON
Allez toujours ! allez !

DES SAUGETTES
Oui ! (Il sort.)

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