ACTE PREMIER - Scène XI



(LES MÊMES, MADAME GICLEFORT. GICLEFORT)

MME GICLEFORT(à Giclefort.)
Dépêche-toi, voyons, dépêche-toi !… (Voyant les sourires forcés et les petits sauts de Micheline et de Saint-Franquet, tous deux assis sur le banc du milieu, et leur rendant sourires et courbettes.)
Voilà ! c'est fait ! le petit imprudent a mis sa ceinture de flanelle !

MICHELINE ET SAINT-FRANQUET
Ah ! ah ?

MME GICLEFORT
Monsieur !… madame !… (Elle sort, avec de nouveaux sourires et des petites salutations.)

MICHELINE(repartant en guerre.)
C'est tellement votre tactique, qu'il y a des années que vous connaissez mon mari pour le rencontrer tous les jours à votre cercle… Et de quand date cette foudroyante tendresse, hein ?

SAINT-FRANQUET
De quand date ?…

MICHELINE(se levant.)
C'est pas vrai ! Ça date - je peux préciser - ça date du lendemain du jour où vous m'avez aperçue dans une loge avec lui !

SAINT-FRANQUET
Ah !… Et puis après ? Quand cela serait ? Quand l'amour m'aurait ce que vous appelez cette tactique ?…

MICHELINE
Allons donc ! vous l'avouez ! .

SAINT-FRANQUET(se levant aussi. )
Mais oui, je l'avoue ! Je l'avoue tellement, qu'il est arrivé ce que j'avais voulu qu'il arrivât : c'est que votre mari, au bout de quelque temps, ne pouvait plus se passer de moi, qu'il m'introduisait chez lui… chez vous !… (Répétant avec ivresse.)
chez vous !… et que, dès lors, j'étais au comble de mes vœux. J'étais heureux, je pouvais vous voir, vivre de votre vie, respirer votre air… vous étiez là ! là !… enfin, quoi, quoi ! j'étais heureux !

MICHELINE
Vous l'entendez, hein ! vous l'entendez !

SAINT-FRANQUET
A qui dites-vous ça ? Il n'y a personne.

MICHELINE
Je me parle à moi-même.

SAINT-FRANQUET
Ah ! pardon ! je ne savais pas que vous vous disiez "vous" !

MICHELINE
Oh ! la plaisanterie, vous savez !…

SAINT-FRANQUET
On ne peut pas vous faire rire ! Pourquoi êtes-vous aussi maussade avec moi ? Parce que j'ai commis le crime de chercher un moyen de me rapprocher de vous ?… Mais, une fois le résultat rêvé, obtenu, pouvez-vous dire que je vous aie jamais demandé quoi que ce soit ?

MICHELINE
Non, mais il n'aurait plus manqué que ça !

SAINT-FRANQUET
Ah ! ben, quoi ! quoi ! puisque je voulais être votre amant !…

MICHELINE
Vous l'avouez !… il l'avoue !…

SAINT-FRANQUET
Mais, non ! non ! Je parle d'après vous !

MICHELINE
Ah ! parbleu, non, vous ne m'avez rien demandé !… pas si bête ! Mais, tout de même, si un jour, dans un moment de faiblesse, vous m'aviez trouvée disposée…

SAINT-FRANQUET
Ah ! ben, tiens !…

MICHELINE
Qu'est-ce que je disais !

SAINT-FRANQUET
Comme, dans ces moments-là, si c'est pas vous, c'est un autre… autant que ce soit vous !

MICHELINE
Voilà, voilà, c'est net ! Eh bien, non, mon ami, non, mettez-vous bien en tête que jamais, jamais je ne serai votre maîtresse !

SAINT-FRANQUET
Je ne sais pas pourquoi vous me prêtez des sentiments…

MICHELINE(martelant chaque mot. )
Je ne le serai pas ! Ah !…

SAINT-FRANQUET
Eh ben, c'est bon, c'est bien !… (Micheline s'est rassise sur le banc. Un temps.)
Que vous me connaissez mal, ma pauvre amie !

MICHELINE
Oui, beau masque ! C'est pour les beaux yeux de mon mari, n'est-ce pas que vous l'entouriez de toutes vos prévenances ? C'est pour ses charmes que vous n'avez eu de cesse que vous ayez fait son portrait !

SAINT-FRANQUET
Ah ! par exemple !… Ça, c'est le bouquet ! Je vous conseille d'en parler, oui ! quand c'est vous qui m'avez joué ce tour-là !

MICHELINE
Moi ?…

SAINT-FRANQUET
Comment ! un jour, je me risque, tout timide, tout balbutiant, la seule privauté, si c'en est une, que je me sois permise, j'ose vous dire : " Ah ! madame, je serais le plus heureux des peintres si vous me procuriez la joie de fixer sur la toile des traits qui me sont chers !…" Vous me répondez : "Mais, comment donc ! " Vous allez ouvrir la porte, vous appelez Plantarède. Il arrive, comme il était, en caleçon, et vous lui dites : "Antoine, monsieur Saint-Franquet demande à faire ton portrait ! " Vous n'appelez pas ça un tour ? Qu'est-ce qu'il vous faut !

MICHELINE
"Des traits qui vous sont chers…" J'ai cru que c'était mon mari.

SAINT-FRANQUET
Mais pas du tout ! Ah ! avec ça que vous n'avez pas compris ! C'était une petite rosserie à vous !

MICHELINE
Il faut croire que cela ne vous était pas si désagréable, puisque vous avez fait le portrait.

SAINT-FRANQUET
Tiens ! Je ne voulais pas vous montrer mon dépit. Et puis, enfin, je me disais que vous assisteriez aux séances, que vous seriez là !…Ah ! ouitch ! vous nous avez laissés dans un tête à tête… ah ça !

MICHELINE
J'y mettais de la discrétion.

SAINT-FRANQUET
Mais oui !… N'importe ! Je me consolais comme je pouvais ; je me disais qu'après tout, votre mari c'était encore un peu de vous ; et alors je l'ai peint avec ardeur, avec amour, parce qu'à travers lui, c'était vous que je voyais ! Et je l'ai fait joli, joli, joli !… Ah ! quelle horreur !

MICHELINE
Il a été très content.

SAINT-FRANQUET
Parbleu ! Il ne s'est jamais vu si beau. Ah ! fallait-il que je vous aime ! (Avec force.)
Oh ! oui, je vous aime !… (Il se rassied près d'elle.)

MICHELINE(effrayée, se levant vivement. )
Pas si haut, voyons ! pas si haut.

SAINT-FRANQUET(à voix étouffée, se levant aussi. )
Oh ! oui, je vous aime.

MICHELINE
Mais qu'est-ce que vous avez ? Je ne vous ai jamais vu en cet état !

SAINT-FRANQUET
C'est les eaux ! c'est les eaux d'ici ! Je n'en ai pas encore bu, mais ça ne fait rien, je me sens déjà tout régénéré ! C'est la radioactivité ! (L'enlaçant.)
Ah ! Micheline ! Micheline !

MICHELINE(se débattant.)
Voulez-vous me laisser ! Voulez-vous me laisser !

SAINT-FRANQUET
Non ! non ! Micheline…

MICHELINE(le repoussant en voyant tomber la fleur qu'elle porte à son corsage.)
Mais faites donc attention, à la fin, vous me brisez ma fleur.

SAINT-FRANQUET
Qu'est-ce que ça fait ! Micheline !…

MICHELINE
Du monde !

SAINT-FRANQUET(lâchant prise et ramassant la fleur.)
Ah !

MICHELINE
Souriez ! mais souriez donc ! (Elle s'assied.)

SAINT-FRANQUET(s'asseyant aussi.)
Oui ! oui ! (Sourires contractés de part et d'autre.)

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