(Fond de campagne, collines. A gauche, la façade du Modern-Hôtel. Trois fenêtres de façade, une troisième en retour ; petit perron. Au fond, sentier, descendant, derrière une haie de fusains, jusqu'à la route, est en contrebas, invisible par conséquent du public. A droite, le tennis, dont on ne voit que la lisière formée par un grand filet, le long d'une pelouse. Le filet ne descend pas tout à fait à l'avant-scène, de façon à laisser un passage. Passage également réservé, au lointain, dans le filet. Devant le filet, un banc. Autre banc, au milieu, devant un rond de gazon, surmonté d'une stèle portant un vase de fleurs. A gauche, près de l'hôtel, table de fer et deux chaises de jardin. Avant le lever du rideau, on entend le brouhaha des gens qui. jouent, au tennis. Peu à peu, on distingue : " Ready !… Play !… A vous, à vous !…. Bravo !… A vous, à vous !…Outside ! Oh ! zut ! Quinze pour nous ! " etc. A Châtel-Sancy)
(LE GARÇON PUIS LE GÉRANT DE L'HÔTEL, PUIS LA BONNE DU PREMIER, PUIS M. ET MME GICLEFORT) ( Au lever du rideau, le garçon nettoie la table, époussette les chaises. Dans le tennis, la partie continue. Paraît le gérant, arrivant du fond ; il est chargé d'un lourd panier rempli de provisions.)LE GÉRANT(s'épongeant et soufflant.) Oh ! là là là ! Ouf ! J'en ai ma claque. Tenez, Lamiche, débarrassez-moi.
LE GARÇONOui, Monsieur Godache. Ah ! ben, Monsieur Godache a plutôt chaud.
LE GÉRANTJe sue, mon ami, je sue ! Il n'y a pas d'autre mot. Ce sacré marché est en plein soleil…
LE GARÇONEt nous avons trente-six à l'ombre !
LE GÉRANTQuel été ! C'est à crever. On se demande quand il pleuvra. Avec ça, je me suis pressé ; j'avais peur de n'être pas là pour l'arrivée de la gare.
LE GARÇONMonsieur n'avait donc pas sa montre ?
LE GÉRANTSi ; seulement, je n'avais pas l'heure. J'ai une montre excellente ; mais qui a des fantaisies.
LE GARÇONAh !
LE GÉRANTElle ne varie pas d'une demi-minute par jour ; mais par moments, elle s'arrête pendant une heure… et puis elle repart… très bien.
LE GARÇONOui, ça ne m'étonne pas… J'ai eu une cousine qui était comme ça. Elle avait des syncopes ! et puis, une fois que c'était passé…
LE GÉRANTElle marchait très bien.
LE GARÇONOui.
LE GÉRANTVoilà, c'est comme ma montre. Allons, venez !
(Le poussant.) Allez, allez !
(Depuis un instant, la bonne a paru à la fenêtre et secoue une descente de lit. Au moment où le gérant va entrer dans l'hôtel, le tapis tombe des mains de la bonne, sur la tête du gérant.) Oh ! faites donc attention, Sophie.!
LA BONNEOh ! pardon, Monsieur !
LE GÉRANTC'est insupportable.
LA BONNEC'est la descente de lit de Madame Plantarède.
LE GÉRANTÇa ne la rend pas plus agréable pour ça. Si c'était tombé sur un client !…
LA BONNEOh ! j'aurais fait attention.
LE GÉRANTC'est charmant pour moi.
MME GICLEFORT(sortant de l'hôtel en trottinant, à Giclefort qui la suit.) Viens, Bijou, viens ! Tu as les pliants, les ombrelles ?
GICLEFORTJ'ai les pliants, j'ai les ombrelles.
(Au gérant) Bonjour, Monsieur Godache.
MME GICLEFORTMonsieur Godache, nous ne déjeunerons pas à l'hôtel ce matin.
LE GÉRANTMadame nous fait des infidélités ?
MME GICLEFORT(minaudant.) Oh ! ce n'est pas moi ! Quand il y a une infidélité, c'est toujours un homme. Mais enfin, comme c'est avec moi !…
(A Giclefort.) N'est-ce pas, Benjamin ?…
GICLEFORTOui, ma chérie.
MME GICLEFORT(au gérant.) Nous déjeunons à la Rochemabelle.
LE GÉRANTAh ! ah !… Vous déjeunerez bien mal.
MME GICLEFORTOui ! mais il y a le point de vue !
LE GÉRANTBen oui ; mais ça ne se mange pas.
GICLEFORTHeureusement ; il n'en resterait plus !
MME GICLEFORTOh ! oh ! charmant ! Qu'il est spirituel ! On parle de Courteline !
LE GÉRANTAlors, vous allez aller déjeuner à la Rochemabelle !
GICLEFORTBen oui, pour une fois !…
LE GÉRANTDrôle d'idée !… quand chez moi on peut… Mais au fait, vous êtes à la pension ici… vous n'êtes pas à la carte !
MME GICLEFORTNon ! non !…
LE GARÇONAh ! oui. Oh ! bon ! Alors, ça va bien !… Vous savez, je dis qu'on mange mal à la Rochemabelle. Après tout, je n'en sais rien !
GICLEFORTEt puis, enfin, nous sommes en partie fine ; ce qu'on mange importe peu…
LE GÉRANTVoilà ! comme deux amoureux…
GICLEFORTEh ! oui !…
MME GICLEFORTAh ! le fait est ! Je ne sais ce qu'a monsieur Giclefort. si c'est l'effet des eaux d'ici ! Vraiment, il y a des moments…
(Petit frisson amoureux.) Ah !…
GICLEFORT(avec satisfaction.) Je suis en voix ! oui, je suis en voix.
MME GICLEFORT(toussant, pudique.) Hern !…
LE GÉRANT(à Giclefort.) Allons donc ?
GICLEFORT(à madame Giclefort.) Dis-donc, raconte un peu, cette nuit…
MME GICLEFORTVoyons ! voyons ! tu n'as pas honte ! à notre âge !
GICLEFORTEh bien, quoi, à notre âge !… nous avons soixante-six printemps ; mais c'est toujours des printemps !
MME GICLEFORT(minaudant. ) Allons ! Allons !
GICLEFORTEt quand je dis soixante-six !… J'en ai que soixante-cinq. C'est madame Giclefort qui est l'aînée… Moi, je suis le gigolo !
MME GICLEFORTOui. Eh bien, alors, viens, le gigolo ! Tu as ton châle, oui ?
GICLEFORTJ'ai mon châle, oui ! mais je suis le gigolo !…
(Trottant fièrement.) je suis le gigolo ! Ils sortent de droite. Bruit de grelots au lointain.
LE GÉRANTAh ! l'omnibus de l'hôtel.
(Appelant.) Lamiche ! Potinet !
VOIX DU CHASSEURVoilà !…