ACTE II - Scène XIV



(SAINT-FRANQUET MICHELINE.)

SAINT-FRANQUET(faisant rentrer Micheline.)
Vous ! Vous ! chez moi ! Est-ce possible ?… Mais qu'est-ce qui vous amène ?

MICHELINE(catégorique, posant son sac sur la table.)
Mon ami, il y a six mois, vous m'avez dit : "Si jamais vous trompez votre mari, promettez-moi que ce sera avec moi"…

SAINT-FRANQUET
Hein ?

MICHELINE
Eh bien, mon ami, cette heure est arrivée. J'ai décidé de tromper mon mari, et me voilà !

SAINT-FRANQUET(abasourdi.)
Est-il possible… Oh !

MICHELINE
Vous êtes heureux, merci.

SAINT-FRANQUET
Si je suis heureux ! Ah ! que je suis heureux !

MICHELINE
Bien. Je n'attendais pas moins de vous. Demain, vous enverrez votre domestique avec un mot pour qu'on lui remette mes malles…

SAINT-FRANQUET
Vos malles ?

MICHELINE
Pour cette nuit, j'ai ce qu'il me faut dans ce petit sac.

SAINT-FRANQUET
Ce petit sac !

MICHELINE
Oui. (Ouvrant son sac et en tirant différents objets qu'elle étale sur la table.)
Voilà ma chemise de nuit, mes pantoufles, mon nécessaire de toilette, ma brosse à dents. Pour le reste, j'ai pensé que je trouverais tout cela chez vous.

SAINT-FRANQUET
Mais pardon… Vos… vos malles… Pourquoi vos malles ?

MICHELINE
Mon mari me trompe, j'en ai la preuve, et je viens vous dire : "Me voilà ! " Prenez-moi ! Je suis à vous !

SAINT-FRANQUET
Comment ?

MICHELINE(d'un trait.)
Je dis : "Me voilà, prenez-moi, je suis à vous".

SAINT-FRANQUET(répétant, abruti.)
"Prenez-moi, me voilà, je suis à vous ! " (Il tombe assis.)

MICHELINE
Eh bien, c'est tout l'effet que ça vous fait ?

SAINT-FRANQUET
Ecoutez, Micheline, écoutez… je suis heureux, follement heureux… mais, tout de même, le bonheur ne doit pas m'empêcher de réfléchir… (Se reprenant.)
de réfléchir !

MICHELINE
Réfléchir ?…

SAINT-FRANQUET(se levant. )
Quelles preuves avez-vous de l'infidélité de votre mari ?

MICHELINE
Quelles preuves ? Mais j'en ai cent… J'en ai dix !

SAINT-FRANQUET
Allez, allez, voyons-les, ces preuves !

MICHELINE
Eh bien, d'abord… une simple phrase au téléphone… J'étais allée voir mon mari à son étude, il venait de sortir. Un coup de téléphone, je réponds… et savez-vous ce qu'on me dit : "Ah ! c'est vous la femme du 606-22 ? "

SAINT-FRANQUET
Comment ! C'était vous !

MICHELINE
Moi, quoi ?

SAINT-FRANQUET
Qui étiez au téléphone ?

MICHELINE
Oui. Comment êtes-vous au courant ?

SAINT-FRANQUET
Hein ! Non, je dis ça parce que vous venez de me dire… Enfin, continuez !

MICHELINE
"Eh bien, ajoute la voix, vous direz à votre mari qu'il est un polisson et que l'amant de mademoiselle de Jouy lui envoie son pied quelque part ! "

SAINT-FRANQUET(à part.)
Sapristi !

MICHELINE
Je crois que c'est net.

SAINT-FRANQUET
Quoi, quoi ? Qu'est-ce qui est net ? Est-ce qu'on a prononcé le nom votre mari dans le téléphone ?

MICHELINE
Non.

SAINT-FRANQUET
Eh bien, alors ?

MICHELINE
Aussi n'est-ce pas là-dessus que je me base ! Cela n'a été pour moi qu'une indication, qu'une puce à l'oreille. Je me suis dit : "Maintenant, il s'agit de savoir ! " et j'ai fouillé.

SAINT-FRANQUET
Dans quoi ?

MICHELINE
Dans ses papiers. J'étais seule, j'avais toute la facilité. Et alors…

SAINT-FRANQUET
Et alors ?…

MICHELINE(jetant un paquet de lettres.)
Qu'est-ce que vous dites de ça ?

SAINT-FRANQUET
Des lettres !

MICHELINE
Ouais !… et quelles lettres !… Tenez, il y en a treize !

SAINT-FRANQUET
Treize !… Oh ! que c'est mauvais !

MICHELINE
Soigneusement pliées, étiquetées ! Oh ! il a de l'ordre !… Avec le nom, pour qu'il n'y ait pas de confusion possible. "Lettres de madame Chandail". Madame Chandail ! Un nom de tricot !

SAINT-FRANQUET
Oui, c'est pas très…

MICHELINE
Mais tenez, lisez, au hasard ! (Elle en ouvre une et lit.)
"Mon petit léopard aimé"…(S'interrompant.)
Je vous demande ce qu'il a du léopard ! (Lisant.)
"je suis très embêtée, je crois que je suis grosse…. Comme tu es imprudent ! Je vais être obligée de te tromper avec mon mari ! "

SAINT-FRANQUET
Il y a ça ?

MICHELINE
(tapant avec fureur sur la lettre.)
Et je ne le tromperais pas à mon tour ?… Ah ! plus souvent !… Saint-Franquet, vous m'aimez,
prenez-moi, je suis à vous !

SAINT-FRANQUET
A moi ?

MICHELINE(tombant dans ses bras.)
A vous pour toujours !

SAINT-FRANQUET(tout à coup, avec force.)
Eh bien, non, non, non ! et non !

MICHELINE(se redressant.)
Quoi ?

SAINT-FRANQUET
Ce que vous me demandez là, je n'ai pas le droit de le faire… Je n'ai plus le droit de le faire !

MICHELINE
Pourquoi ça ?

SAINT-FRANQUET
Parce que… mais parce que ma conscience, Micheline, me commande de vous dire…

MICHELINE
Quelle conscience ?

SAINT-FRANQUET
Mais… la mienne !…

MICHELINE(piquée.)
C'est très bien, mon ami ; n'en parlons plus ! Mais je constate aujourd'hui ce que valaient vos belles protestations d'autrefois… Décidément, les hommes sont tous les mêmes !

SAINT-FRANQUET
C'est admirable ! Voilà, voilà la logique des femmes ! Est-ce que vous ne m'aviez pas répété cent fois que vous ne trompiez pas votre mari ? est-ce que cent fois vous ne m'aviez pas fait comprendre que je n'avais rien à espérer ?… Eh bien, alors, à qui la faute ? L'amour… l'amour, c'est un sentiment excessif… de surexcitation… Eh bien, qu'est-ce que vous voulez ?… à distance, ça se refroidit ! L'amour, ça demande le plein feu… c'est pas une chose qu'on entretient au bain- marie !

MICHELINE
Parfait ! parfait !

SAINT-FRANQUET
Quoi, quoi, vous ne vouliez pas de moi ! Vous n'espériez pourtant pas que j'allais coiffer Sainte- Catherine toute la vie !… Je suis désolé, ma bonne amie ; mais aujourd'hui, je ne suis plus libre, je me marie !

MICHELINE(saisie.)
Ah !

SAINT-FRANQUET
Mon Dieu, oui.

MICHELINE
Oui… oui, je comprends, vous avez raison… Il arrive un certain âge dans la vie…

SAINT-FRANQUET
Ah ! non, c'est pas ça ! c'est pas ça !

MICHELINE
Eh bien… eh bien, mais c'est parfait !… Mariez-vous, mon cher, mariez-vous ! Moi, moi, eh bien, je m'adresserai ailleurs. Après tout, je ne suis pas en peine d'en trouver d'autres !

SAINT-FRANQUET
Ah !… Qui ? qui ?

MICHELINE
Qui ! qui ! Vous n'êtes guère poli !

SAINT-FRANQUET
Qui ? qui irez-vous trouver ?

MICHELINE
Oh ! je n'ai que l'embarras du choix. Tenez, des Saugettes, par exemple !

SAINT-FRANQUET
Des Saugettes.!… Il ne vous aime pas !

MICHELINE
Il ne m'aime pas ! Vraiment ! Ce n'est pas ce qu'il avait l'air de dire à Châtel-Sancy…

SAINT-FRANQUET
Il avait l'air de dire ça à Châtel-Sancy ?

MICHELINE
Dame, vous pensez bien qu'un homme n'est pas toujours aux trousses d'une femme… sans que…

SAINT-FRANQUET
furieux. Ah ! le cochon !…

MICHELINE
Eh bien, quoi ! Vous n'êtes pas jaloux ?

SAINT-FRANQUET
Je ne suis pas jaloux… Non, je ne suis pas jaloux ! Mais ça n'empêche pas que je lui flanquerai des gifles, moi !

MICHELINE
Pourquoi ?

SAINT-FRANQUET
Parce que je n'aime pas à être ridicule ! Quand on pense que vous vous entendiez tous les deux pour me tromper… que ce petit jésuite me jouait la comédie !… Ah ! bien, que je le voie !…

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