ACTE II - Scène IV



(SAINT-FRANQUET DES SAUGETTES. BICHON.)

BICHON(revenant avec le paletot de Saint-Franquet sur le bras et son haut de forme à la main.)
Eh ben, je savais bien qu'il était par là !

SAINT-FRANQUET
Tu as trouvé le billet ?

BICHON
Naturellement.

SAINT-FRANQUET
Sur la cheminée ?

BICHON
Enfin… dans !

SAINT-FRANQUET
Ah ! oui, dans !

BICHON
Oui, tiens ! (Elle lui tend un papier roulé en papillote et brûlé par un bout.)

SAINT-FRANQUET
Qu'est-ce que c'est que ça ?

BICHON
Eh ben, c'est le billet. Je te demande pardon, il est un peu abîmé.

SAINT-FRANQUET
Ah ! ben, je te crois !

BICHON
C'est parce que j'ai pas fait attention ; je m'en suis servie ce matin pour allumer ma lampe à friser. J'avais pas d'allumettes.

SAINT-FRANQUET
C'est charmant !

BICHON
Eh ! ben quoi… Il est aussi bon.

SAINT-FRANQUET
Tu ne veux pas que j'aille présenter ce détritus, ce bout de suie aux contrôleurs du Théâtre Français…

BICHON
Pourquoi pas ? Tu n'auras qu'à leur expliquer que c'est en allumant ta lampe pour te friser.

SAINT-FRANQUET
Non, mais c'est ça ! Pourquoi donc moi ?

BICHON
Eh ben, tu diras que c'est moi. Qu'est-ce que ça fait ? Oh ! ne fais donc pas une histoire de tout ! Tiens, voilà ton pardessus et ton chapeau.

SAINT-FRANQUET
Eh bien, pose ça là. Je le prendrai tout à l'heure.

BICHON(allant poser le pardessus sur une chaise, près de la porte.)
Rayon de soleil, va !… (Brusquement, en passant derrière une toile qui est vue à l'envers, le chevalet étant retourné.)
Oh !… nom d'un chien ! Oh !…

SAINT-FRANQUET
Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a encore ?

BICHON
Eh ! c'est avec ton sale tableau ! Tu laisses ça comme ça, là, c'est pas sec… et alors, naturellement, quand on passe… (Elle tourne vers le public le tableau, qui est tout abîmé.)

SAINT-FRANQUET(courant au tableau.)
Mon Dieu ! qu'est-ce que tu as fait ?

BICHON
Eh ben, je m'en suis fourré plein la manche !

SAINT-FRANQUET
Tu m'as éreinté mon tableau !

DES SAUGETTES
Oh !

BICHON(montrant sa manche.)
Regarde-moi ça ! de quoi ça a l'air !

SAINT-FRANQUET(montrant son tableau.)
Ah ! ben, c'est du joli ! Ah ! nom de Dieu ! Ah ! c'est agréable !

BICHON
Un corsage tout neuf !

SAINT-FRANQUET
Mais je m'en fous, de ton corsage ! Il peut crever, ton corsage ! C'est mon tableau !

BICHON
Mais je m'en fous, moi, de ton tableau ! Il peut crever !

SAINT-FRANQUET
Un tableau que je venais de finir, qu'il n'y avait plus qu'à vendre…

BICHON
Aussi, cette manie de peindre avec de l'huile ! une chose qui tache !

SAINT-FRANQUET
Avec quoi veux-tu que je peigne ? Avec du vinaigre ?…

BICHON
Mais avec de l'eau ! Quelque chose de propre, et qui sèche.

SAINT-FRANQUET
Avec de l'eau ! avec de l'eau !

BICHON
Ah ! non, ce que c'est salissant d'avoir un peintre pour amant !

SAINT-FRANQUET
Eh ! bien, quitte-le, ton peintre, quitte-le ! Il ne te retient pas !

DES SAUGETTES
Voyons, voyons, mes enfants…

SAINT-FRANQUET
Toi, fiche-moi la paix !

DES SAUGETTES
Oui.

BICHON(lui jetant son corsage.)
Et allez me cherchez ma matinée.

DES SAUGETTES
Oui ! Je vais chercher la matinée ! (Il sort.)

BICHON
Si tu crois que je tiens à toi !

SAINT-FRANQUET
Eh bien, alors !

BICHON
Dieu merci, je ne serais pas embarrassée ! Et j'en sais plus d'un…

SAINT-FRANQUET
Eh bien, prends-les, tes plus d'un !… Prends-les !

BICHON
Tu n'auras pas à me le répéter deux fois !

DES SAUGETTES(revenant.)
Voilà la matinée.

BICHON(la passant. )
Merci. (A Saint-Franquet.)
Tu n'auras pas à me le répéter deux fois !

SAINT-FRANQUET
C'est parfait !

DES SAUGETTES
Qu'est-ce qu'il y a ?

BICHON(des larmes dans la voix. )
Je m'en vais, des Saugettes ! Je m'en vais !

DES SAUGETTES
Oh ! mes enfants, voyons !…

BICHON
Mais non, mais non ! A quoi bon éterniser une situation dans laquelle il n'y a d'amour ni d'un côté ni de l'autre ?

DES SAUGETTES
Mais si, mais si !

BICHON
Mais non ! A quoi bon se payer de mots ? Je ne l'aime pas, il ne m'aime pas !

DES SAUGETTES
Mais si, mais si.

BICHON
Oh ! pardon, hein, là-dessus, rapportez-vous en à mon expérience ! L'homme a au moins ça de loyal, c'est pas sa faute, c'est que, quand il aime, tout parle en lui. Eh ben, Gérard a depuis longtemps de ces silences… éloquents !… (Haussement d'épaules et à Saint-Franquet.)
Dis donc le contraire !

DES SAUGETTES
Mais non ! mais non !

BICHON
C'est pas à vous que je le demandais ! On n'a pas l'habitude de vous appeler dans ces moments- là !

SAINT-FRANQUET
Mais je t'en prie, donne-lui des détails !

BICHON
Oh ! pas besoin ! Il nous voit, il doit être fixé. Il doit bien savoir que si l'on s'est mis ensemble, ça n'a pas été précisément pour le grand amour. Moi, c'est parce que j'avais vu une petite Américaine qui avait eu le coup de foudre pour toi…

SAINT-FRANQUET
Pauvre petite !

BICHON
Toi, c'est par dépit, parce que ta femme mariée t'avait envoyé promener et qu'elle préférait coucher avec des Saugettes !

SAINT-FRANQUET
Quoi ?

DES SAUGETTES
Hein ?… Ah ! permettez !

SAINT-FRANQUET(à Bichon.)
D'abord, tu mens ! Jamais des Saugettes n'a… ce que tu dis… avec elle !

DES SAUGETTES(entre eux deux.)
Mais jamais !

BICHON
Oui ! (Bousculant des Saugettes.)
Alors, pourquoi lui as-tu donné un coup d'épée ?

SAINT-FRANQUET(même jeu.)
Mais… comme ça ! parce que je ne le connaissais pas.

BICHON(même jeu.)
Ah ! c'était pour entrer en relation…

DES SAUGETTES
En tous cas, jamais, au grand jamais !…

BICHON
Mais oui ! mais oui !

SAINT-FRANQUET(à des Saugettes.)
Mais tu n'as pas besoin de te défendre ! Je connais assez la personne en question !… C'est une honnête femme !

BICHON(ironique. )
Oh ! oui !

DES SAUGETTES
Mais absolument !

SAINT-FRANQUET
Et puis, c'est une femme de goût !

DES SAUGETTES
Mais absolument ! (Se reprenant, froissé.)
Ah ! dis donc, toi !

SAINT-FRANQUET
Continuant. … qui ne s'éprend pas comme ça du premier imbécile venu.

DES SAUGETTES
Ah ! mais dis donc !

SAINT-FRANQUET
Ah ! tais-toi ! Voilà ce que tu attires à une honnête femme avec l'attitude que tu prenais avec elle…

DES SAUGETTES
Ah ! ben, non, non ! écoutez ! Si la discussion doit prendre cette tournure, j'aime mieux m'en aller.

SAINT-FRANQUET
Mais va-t-en ! Qui est-ce qui te demande de rester ?

DES SAUGETTES
Oui, eh bien, quand vous aurez fini, vous m'appellerez.

SAINT-FRANQUET
Il ne te manque plus que d'avoir mauvais caractère…

DES SAUGETTES(s'en allant.)
Tu as raison, oui, je suis bien bête !… Ah ! là là ! je suis bien bête ! Il sort.

SAINT-FRANQUET
Ah ! ça, oui ! A-t-on jamais vu !

BICHON
Ah ! il y a longtemps que je dis que quand un ami se glisse dans un ménage…

SAINT-FRANQUET
Ah ! oui ! Oh ! mais !… (Grand silence.)

BICHON(un pas vers lui.)
Gérard !

SAINT-FRANQUET
Quoi ?

BICHON
Donne-moi la main.

SAINT-FRANQUET
A quoi bon ?

BICHON
Si. Nous sommes là à nous dire des choses inutiles, blessantes… C'est stupide ! Va, donne-moi la main…

SAINT-FRANQUET
Mais non…

BICHON
… et quittons-nous !

SAINT-FRANQUET(lui donnant la main avec empressement.)
Ah ! oui !

BICHON
Quittons-nous ; mais chiquement ! en bons amis ! comme deux êtres qui s'aiment bien, qui s'estiment ; mais qui ne peuvent pas se sentir.

SAINT-FRANQUET
Tu as raison, ça vaut mieux !

BICHON(contre lui.)
Et d'ailleurs, tu sais, n'aie pas de scrupules. Je suis pas en peine, j'ai quelqu'un.

SAINT-FRANQUET(estomaqué.)
Quoi ?

BICHON
Oui, le fauteuil 49.

SAINT-FRANQUET
Qu'est-ce que c'est que ça, le fauteuil 49 ?…

BICHON
Un abonné du mercredi et du samedi à notre concert. Il ne manque pas une fois ! Et il m'envoie des fleurs et des lettres brûlantes.

SAINT-FRANQUET
Ah ! mes compliments ! Tu t'es bien gardée de me dire ça, hein ?

BICHON
A quoi bon ? Tant qu'on était ensemble ! Un amant, c'est comme un mari, y a des choses qu'on ne lui dit pas.

SAINT-FRANQUET
Ayez donc confiance !

BICHON
Oh ! mais je n'ai jamais trahi la tienne ! On a le sentiment de ce qu'on doit. Je crois que j'en ai donné la preuve encore l'autre jour, quand le fauteuil 49 m'a envoyé cette admirable boucle d'oreille, ce solitaire énorme, avec ce mot qui l'accompagnait ; "Si vous voulez avoir la paire, faites-moi signe et je vous l'apporte."

SAINT-FRANQUET
Ce culot !

BICHON
Possible ! Mais tu avoueras que c'était tentant. Eh ben, je n'ai rien voulu savoir ! J'ai fait dire qu'il n'y avait pas de réponse. Et quant à son solitaire…

SAINT-FRANQUET
Tu l'as renvoyé ?

BICHON(avec dignité.)
Non ; mais je l'ai fait monter en bague ! Voilà ce que j'ai fait pour toi !

SAINT-FRANQUET
C'est trop beau !

BICHON
Voilà comme je suis, moi !

SAINT-FRANQUET
Oui, eh, bien, plus de sacrifice, maintenant ! Tu es libre ! va retrouver le fauteuil 49. Va ! va !…

BICHON
Oui ? Oh ! ben, c'est pas difficile. Un mot au téléphone, et ça y est.

SAINT-FRANQUET
Mais va donc ! Ne te gêne donc pas pour moi.

BICHON
Non ? Ah ! ben, ça ne sera pas long ! Elle décroche le récepteur et l'appuie à son oreille.

SAINT-FRANQUET
Tu téléphones d'ici au fauteuil 49 ?

BICHON
J'ai besoin de lui dire d'où je lui téléphone. (A l'appareil.)
Allô !… Mademoiselle, voulez-vous me donner le 606-22 ?

SAINT-FRANQUET
22, les deux cocottes !

BICHON
Mon Dieu, oui.

SAINT-FRANQUET
Et 606 avant ! C'est la charrue avant les bœufs.

BICHON
Tais-toi donc, j'entends pas ! (Parlant au téléphone.)
C'est le 602-22 qui est à l'appareil ? (Un temps.)
Le 606-22 lui-même ? (Un temps.)
Alors, c'est le fauteuil 49 ? (Minaudant.)
C'est mademoiselle de Jouy qui vous parle.

SAINT-FRANQUET
Ce qu'il faut entendre !

BICHON(à l'appareil.)
Oui ! Ne vous troublez pas ! Venez tout de suite. Je vous attends chez moi, 27, faubourg Saint- Honoré.

SAINT-FRANQUET
Quoi ?

BICHON
Vous venez ! Bon. (Elle raccroche le récepteur.)

SAINT-FRANQUET
Ah ! çà, tu es folle ! Tu le fais venir chez moi, maintenant ?

BICHON
Mais il ne sait pas que c'est chez toi.

SAINT-FRANQUET
Mais ça m'est égal ! Tu te fiches de moi ! Je n'accepte pas de jouer un rôle ridicule…

BICHON
Comment, mais voyons, puisqu'on se quitte…

SAINT-FRANQUET
C'est entendu, on se quitte ! Mais que mon remplaçant vienne faire son collage dans mes meubles… Ah ! non ! Il décroche le récepteur.

BICHON
Qu'est-ce que tu vas faire ?

SAINT-FRANQUET (À L'APPAREIL.)
Le 606-22, s'il vous plaît ?

BICHON(courant à lui.)
Gérard ! Gérard ! Voyons !

SAINT-FRANQUET
Laisse-moi ! (A l'appareil.)
Oui, le 606-22… 606… et 22…

BICHON
C'est ridicule, ce que tu fais, Gérard !

SAINT-FRANQUET
Ça m'est égal ! (La repoussant.)
Allez, allez ! (A l'appareil.)
Allez ! (Se reprenant.)
Allô !… C'est le 606-22 ?… Quoi ?… Ah ! c'est sa femme ?

BICHON
Gérard, veux-tu laisser ça !

SAINT-FRANQUET
Fous-moi la paix ! (A l'appareil.)
Non, ce n'est pas à vous que je parle !… Ah ! vous êtes sa femme ! Eh bien, vous direz à votre mari que c'est un polisson…

BICHON
Oh !

SAINT-FRANQUET
comme précédemment. et que l'amant de mademoiselle de Jouy lui envoie son pied quelque part !

BICHON
Ah ! çà, tu n'es pas fou ?…

SAINT-FRANQUET(à l'appareil.)
Je vous présente mes hommages, madame !

BICHON(lui arrachant l'appareil des mains.)
Veux-tu laisser ça !

SAINT-FRANQUET(furieux, allant sur elle.)
Ah ! puis, toi, tu vas me faire plaisir de filer droit ! et que je ne t'entende plus !

BICHON
Tu lèves la main sur moi ! (Appelant.)
Des Saugettes.! des Saugettes ! Au secours !

SAINT-FRANQUET
As-tu fini de crier ?

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