ACTE III - Scène première


( VIEILLARD)
(LE CHÂTEAU DE SILVADans les montagnes d'Aragon.La galerie des portraits de famille de Silva ; grande salle, dont ces portraits entourés de riches bordures, et surmontés de couronnes ducales et d'écussons dorés, font la décoration.Au fond une haute porte gothique. Entre chaque portrait une panoplie complète, toutes ces armures de siècles différents.)


(DOÑA SOL, BLANCHE ET DEBOUT PRÈS D'UNE TABLE, DON RUY GOMEZ DE SILVA, ASSIS DANS UN GRAND FAUTEUIL DU CALEN BOIS DE CHÊNE.)

DON RUY GOMEZ
Enfin ! C'est aujourd'hui ! Dans une heure on sera Ma duchesse ! Plus d'oncle ! et l'on m'embrassera ! Mais, m'as-tu pardonné ? J'avais tort, je l'avoue. J'ai fait rougir ton front, j'ai fait pâlir ta joue : J'ai soupçonné trop vite, et je n'aurais point dû Te condamner ainsi sans avoir entendu. Que l'apparence a tort ! Injustes que nous sommes ! Certe, ils étaient bien là, les deux beaux jeunes hommes ! C'est égal. Je devais n'en pas croire mes yeux. Mais que veux-tu, ma pauvre enfant ? Quand on est vieux !

DOÑA SOL(immobile et grave.)
Vous reparlez toujours de cela, qui vous blâme ?

DON RUY GOMEZ
Moi ! J'eus tort. Je devais savoir qu'avec ton âme On n'a point de galants, quand on est doña Sol, Et qu'on a dans le cœur de bon sang espagnol.

DOÑA SOL
Certes, il est bon et pur, monseigneur ; et peut-être On le verra bientôt.

DON RUY GOMEZ(se levant et allant à elle.)
Écoute, on n'est pas maître De soi-même, amoureux comme je suis de toi, Et vieux. On est jaloux, on est méchant ! Pourquoi ? Parce que l'on est vieux. Parce que beauté, grâce, Jeunesse, dans autrui, tout fait peur, tout menace. Parce qu'on est jaloux des autres, et honteux De soi. Dérision ! Que cet amour boiteux Qui nous remet au cœur tant d'ivresse et de flamme, Ait oublié le corps en rajeunissant l'âme ! Quand passe un jeune pâtre, — oui, c'en est là ! — souvent, Tandis que nous allons, lui chantant, moi rêvant, Lui, dans son pré vert, moi dans mes noires allées, Souvent je dis tout bas : Ô mes tours écroulées, Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais ! Oh ! Que je donnerais mes blés et mes forêts, Et les vastes troupeaux qui tondent mes collines, Mon vieux nom, mon vieux titre et toutes mes ruines ; Et tous mes vieux aïeux qui bientôt me verront, Pour sa chaumière neuve, et pour son jeune front ! — Car ses cheveux sont noirs ; car son œil reluit comme Le tien. Tu peux le voir et dire : ce jeune homme ! Et puis, penser à moi qui suis vieux. — Je le sais ! Pourtant, j'ai nom Silva, mais ce n'est plus assez. Oui, je me dis cela. Vois à quel point je t'aime ! Le tout, pour être jeune et beau comme toi-même ! Mais à quoi vais-je ici rêver ? Moi, jeune et beau ! Qui te dois de si loin devancer au tombeau !

DOÑA SOL
Qui sait ?

DON RUY GOMEZ
Mais, va, crois-moi, ces cavaliers frivoles N'ont pas d'amour si grand qu'il ne s'use en paroles. Qu'une fille aime et croie un de ces jouvenceaux, Elle en meurt ; il en rit. Tous ces jeunes oiseaux, À l'aile vive et peinte, au langoureux ramage, Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage. Les vieux, dont l'âge éteint la voix et les couleurs, Ont l'aile plus fidèle, et, moins beaux, sont meilleurs. Nous aimons bien. Nos pas sont lourds ? Nos yeux arides ? Nos fronts ridés ? Au cœur on n'a jamais de rides. Hélas ! Quand un vieillard aime, il faut l'épargner ; Le cœur est toujours jeune et peut toujours saigner. Ah ! Je t'aime en époux, en père ! Et puis encore De cent autres façons, comme on aime l'aurore, Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux ! De te voir tous les jours, toi, ton pas gracieux, Ton front pur, le beau feu de ta douce prunelle, Je ris, et j'ai dans l'âme une fête éternelle !

DOÑA SOL
Hélas !

DON RUY GOMEZ
Et puis, vois-tu ? Le monde trouve beau, Lorsqu'un homme s'éteint, et, lambeau par lambeau S'en va, lorsqu'il trébuche au marbre de la tombe ; Qu'une femme, ange pur, innocente colombe, Veille sur lui, l'abrite, et daigne encor souffrir L'inutile vieillard qui n'est bon qu'à mourir. C'est une œuvre sacrée, et qu'à bon droit on loue, Que ce suprême effort d'un cœur qui se dévoue, Qui console un mourant jusqu'à la fin du jour, Et, sans aimer peut-être, a des semblants d'amour ! Ah ! Tu seras pour moi cet ange au cœur de femme, Qui, du pauvre vieillard réjouit encor l'âme, Et de ses derniers ans lui porte la moitié, Fille par le respect et sœur par la pitié.

DOÑA SOL
Loin de me précéder, vous pourrez bien me suivre, Monseigneur ! Ce n'est pas une raison pour vivre Que d'être jeune. Hélas ! Je vous le dis, souvent Les vieillards sont tardifs, les jeunes vont devant, Et leurs yeux brusquement referment leur paupière, Comme un sépulcre ouvert dont retombe la pierre.

DON RUY GOMEZ
Oh ! Les sombres discours ! Mais je vous gronderai, Enfant ! Un pareil jour est joyeux et sacré. Comment à ce propos, quand l'heure nous appelle, N'êtes-vous pas encor prête pour la chapelle ? Mais, vite ! Habillez-vous. — Je compte les instants. La parure de noce !

DOÑA SOL
Il sera toujours temps.

DON RUY GOMEZ
Non pas.(Entre un page)
Que veut Iaquez ?

LE PAGE
Monseigneur, à la porte, Un homme, un pèlerin, un mendiant, n'importe, Est là qui vous demande asile.

DON RUY GOMEZ
Quel qu'il soit, Le bonheur entre avec l'étranger qu'on reçoit, Qu'il vienne. — Du dehors a-t-on quelques nouvelles ? Que dit-on de ce chef de bandits infidèles Qui remplit nos forêts de sa rébellion ?

LE PAGE
C'en est fait d'Hernani ; c'en est fait du lion De la montagne.

DOÑA SOL(à part.)
Dieu !

DON RUY GOMEZ(au page.)
Quoi ?

LE PAGE
La troupe est détruite. Le roi, dit-on, s'est mis lui-même à leur poursuite. La tête d'Hernani vaut mille écus du roi, Pour l'instant ; mais on dit qu'il est mort.

DOÑA SOL(à part.)
Quoi ! Sans moi, Hernani ?

DON RUY GOMEZ
Grâce au ciel ! Il est mort, le rebelle ! On peut se réjouir maintenant, chère belle ! Allez donc vous parer, mon amour, mon orgueil ! Aujourd'hui, double fête.

DOÑA SOL(à part.)
Oh ! Des habits de deuil.
(Elle sort.)

DON RUY GOMEZ(au page.)
Fais-lui vite porter l'écrin que je lui donne.(Il se rassied dans son fauteuil.)
Je veux la voir parée ainsi qu'une madone, Et, grâce à ses yeux noirs, et grâce à mon écrin, Belle à faire à genoux tomber un pèlerin. A propos, et celui qui nous demande un gîte ? Dis-lui d'entrer, fais-lui mes excuses ; cours vite.(Le page salue et sort.)
Laisser son hôte attendre !… ah ! C'est mal !
(La porte du fond s'ouvre, Hernani paraît déguisé en pèlerin. Le duc se lève.)

Autres textes de Victor Hugo

Les Misérables - Tome I : Fantine

Le Tome 1 de "Les Misérables", intitulé "Fantine", se concentre sur plusieurs personnages clés et thèmes qui posent les fondements du récit épique de Victor Hugo. Le livre s'ouvre sur...

Les Contemplations - Au bord de l'infini

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîmeQui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cimeÉtait là, morne, immense ; et rien n’y remuait.Je me sentais perdu dans l’infini...

Les Contemplations - En marche

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.Cœur fier, qui du destin relèves les défis,Suis à côté de moi la voie inexorable.Que ta mère au front gris soit...

Les Contemplations - Pauca Meae

Pure innocence ! Vertu sainte !Ô les deux sommets d’ici-bas !Où croissent, sans ombre et sans crainte,Les deux palmes des deux combats !Palme du combat Ignorance !Palme du combat Vérité...

Les Contemplations - Les luttes et les rêves

Un soir, dans le chemin je vis passer un hommeVêtu d’un grand manteau comme un consul de Rome,Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.Ce passant s’arrêta, fixant...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024