ACTE III - Scène V



(HERNANI, DON RUYGOMEZ, DOÑA SOL.)

DON RUY GOMEZ(immobile et croisant les bras.)
Voilà donc le paiement de l'hospitalité !

DOÑA SOL
Dieu ! Le duc !
(Tous deux se détournent comme réveillés en sursaut.)

DON RUY GOMEZ(toujours immobile.)
C'est donc là mon salaire, mon hôte ? — Bon seigneur, va-t'en voir si ta muraille est forte, Si la porte est bien close et l'archer dans sa tour ; De ton château pour nous, fais et refais le tour ; Cherche en ton arsenal une armure à ta taille ; Ressaie, à soixante ans, ton harnais de bataille ! Voici la loyauté dont nous paierons ta foi ! Tu fais cela pour nous, et nous, ceci pour toi. Saints du ciel ! J'ai vécu plus de soixante années ; J'ai vu bien des bandits aux âmes effrénées, J'ai souvent, en tirant ma dague du fourreau, Fait lever sur mes pas des gibiers de bourreaux, J'ai vu des assassins, des monnayeurs, des traîtres, De faux valets à table empoisonnant leurs maîtres, J'en ai vu qui mouraient sans croix et sans pater ; J'ai vu Sforce, j'ai vu Borgia, je vois Luther ; Mais je n'ai jamais vu perversité si haute Qui n'eût craint le tonnerre en trahissant son hôte ! Ce n'est pas de mon temps ! — Si noire trahison Pétrifie un vieillard au seuil de sa maison, Et fait que le vieux maître, en attendant qu'il tombe, A l'air d'une statue à mettre sur sa tombe ! Maures et castillans ! Quel est cet homme-ci ?(Il lève les yeux et les promène sur les portraits qui entourent la salle.)
O vous ! Tous les Silva qui m'écoutez ici, Pardon si devant vous, pardon si ma colère Dit l'hospitalité mauvaise conseillère !

HERNANI(se levant.)
Duc…

DON RUY GOMEZ
Tais-toi.(Il fait lentement trois pas dans la salle et promène de nouveau ses regards sur les portraits des Silva.)
Morts sacrés ! Aïeux ! Hommes de fer ! Qui voyez ce qui vient du ciel et de l'enfer, Dites-moi, messeigneurs, dites, quel est cet homme ? Ce n'est pas Hernani, c'est Judas qu'on le nomme ! Oh ! Tâchez de parler pour me dire son nom !(Croisant les bras.)
Avez-vous de vos jours rien de pareil ! Non !

HERNANI
Seigneur duc.

DON RUY GOMEZ(toujours aux portraits.)
Voyez-vous ? Il veut parler, l'infâme ! Mais, mieux encor que moi, vous lisez dans son âme. Oh ! Ne l'écoutez pas ! C'est un fourbe ! Il prévoit Que mon bras va sans doute ensanglanter mon toit, Que peut-être mon cœur couve dans ses tempêtes Quelque vengeance, sœur du festin des sept têtes, Il vous dira qu'il est proscrit, il vous dira Qu'on va dire Silva comme l'on dit Lara, Et puisqu'il est mon hôte, et puisqu'il est votre hôte… Mes aïeux, mes seigneurs, voyez, est-ce ma faute ? Jugez entre nous deux !

HERNANI
Ruy Gomez De Silva, Si jamais vers le ciel noble front s'éleva, Si jamais cœur fut grand, si jamais âme haute, C'est la vôtre, seigneur ! C'est la tienne, ô mon hôte ! Moi qui te parle ici, je suis coupable, et n'ai Rien à dire, sinon que je suis bien damné ! Oui, j'ai voulu te prendre et t'enlever ta femme ; Oui, j'ai voulu souiller ton lit ; oui, c'est infâme ! J'ai du sang ; tu feras très bien de le verser, D'essuyer ton épée, et de n'y plus penser.

DOÑA SOL
Seigneur, ce n'est pas lui ! Ne frappez que moi-même !…

HERNANI
Taisez-vous, doña Sol. Car cette heure est suprême. Cette heure m'appartient. Je n'ai plus qu'elle. Ainsi, Laissez-moi m'expliquer avec le duc ici. Duc ! Crois aux derniers mots de ma bouche : j'en jure, Je suis coupable ; mais sois tranquille, — elle est pure ! C'est là tout. Moi coupable, elle pure ; ta foi Pour elle, un coup d'épée ou de poignard pour moi. Voilà.— Puis fais jeter le cadavre à la porterait Et laver le plancher, si tu veux, il importe !

DOÑA SOL
Ah ! Moi seule ai tout fait ; car je l'aime.(Don Ruy se détourne à ce mot en tressaillant, et fixe sur doña Sol un regard terrible. Elle se jette àses genoux.)
Oui. Pardon ! Je l'aime, monseigneur !

DON RUY GOMEZ
Vous l'aimez !(À Hernani.)
Tremble donc.(Bruit de trompettes au dehors. Au page qui entre.)
Qu'est ce bruit ?

LE PAGE
C'est le roi, monseigneur, en personne, Avec un gros d'archers et son héraut qui sonne.

DOÑA SOL
Dieu ! Le roi ! Dernier coup !

LE PAGE(au duc.)
Il demande pourquoi La porte est close, et veut qu'on ouvre.

DON RUY GOMEZ
Ouvrez au roi !
(Le page s'incline et sort.)

DOÑA SOL
Il est perdu !
(Don Ruy Gomez va à l'un des tableaux, qui est son propre portrait, et le dernier à gauche. Il presse un ressort ; le portrait s'ouvre comme une porte, et laisse voir une cachette pratiquée dans le mur. Le duc se tourne vers Hernani.)

DON RUY GOMEZ
Monsieur, entrez ici.

HERNANI
Ma tête Est à toi. Livre-la, seigneur, je la tiens prête. Je suis ton prisonnier.
(Il entre dans la cachette. Don Ruy Gomez presse le ressort, tout se referme, et le portrait revient à sa place.)

DOÑA SOL(au duc.)
Seigneur, pitié pour lui.

LE PAGE(entrant.)
Son altesse le roi !
(Doña Sol baisse précipitamment son voile. La porte s'ouvre à deux battants. Entre don Carlos en habit de guerre, suivi d'une foule de gentilshommes également armés, de pertuisaniers, d'arquebusiers, d'arbalétriers ; il s'avance à pas lents, la main gauche sur le pommeau de son épée, la droite dans sa poitrine, et fixe sur le vieux duc un œil de défiance et de colère. Le duc va au-devant du roi et le salue profondément. Silence, attente et terreur à l'entour. Enfin le roi, arrivéen face du duc, lève brusquement la tête.)

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