ACTE IV - Scène II
(DON CARLOS.)
DON CARLOS
Charlemagne, pardon ! Ces voûtes solitaires Ne devraient répéter que paroles austères. Tu t'indignes sans doute à ce bourdonnement Que nos ambitions font sur ton monument. — Ah ! C'est un beau spectacle à ravir la pensée, Que l'Europe, ainsi faite, et comme il l'a laissée ! Un édifice, avec deux hommes au sommet. Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet. Presque tous les états, duchés, fiefs militaires, Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires ; Mais le peuple a parfois son pape ou son César, Tout marche, et le hasard corrige le hasard. De là vient l'équilibre, et toujours l'ordre éclate. Électeurs de drap d'or, cardinaux d'écarlate, Double sénat sacré, dont la terre s'émeut, Ne sont là qu'en parade, et Dieu veut ce qu'il veut. Qu'une idée, au besoin des temps, un jour éclose, Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose, Se fait homme ; — saisit les cœurs, creuse un sillon ; - Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon ; Mais qu'elle entre un matin à la diète, au conclave, Et tous les rois soudain verront l'idée esclave, Sur leurs têtes de rois que ses pieds courberont, Surgir, le globe en main, ou la tiare au front ! — Le pape et l'empereur sont tout. Rien n'est sur terre Que par eux et pour eux. Un suprême mystère Vit en eux, et le ciel, dont ils ont tous les droits, Leur fait un grand festin des peuples et des rois. Le monde, au-dessous d'eux, s'échelonne et se groupe. Dont puisse s'élargir l'âme avec la fortune. Mais moi ! Qui me fera grand ? Qui sera ma loi ?… Qui me conseillera ?(Il tombe à genoux devant le tombeau.)
Charlemagne ! C'est toi ! Ah ! Puisque Dieu, pour qui tout obstacle s'efface, Prend nos deux majestés et les met face à face, Verse- moi dans le cœur, du fond de ce tombeau, Quelque chose de grand, de sublime et de beau ! Oh ! Par tous ses côtés fais-moi voir toute chose ! Montre-moi que le monde est petit, car je n'ose Y toucher ; apprends-moi ton secret de régner, Et dis-moi qu'il vaut mieux punir que pardonner, N'est-ce pas ? — ombre auguste ! Empereur d'Allemagne, Oh ! Dis-moi ce qu'on peut faire après Charlemagne ! Parle, — dût en parlant ton souffle souverain Me briser sur le front cette porte d'airain ! Ou, si tu ne dis rien, laisse, en ta paix profonde, Carlos étudier ta tête comme un monde. Laisse qu'il te mesure à loisir, ô géant ! Car rien n'est ici-bas si grand que ton néant ! Que la cendre, à défaut de l'ombre, me conseille !…(Il approche la clef de la serrure. Il recule.)
Entrons ! — Dieu ! S'il allait me parler ! S'il s'éveille ! S'il était là, debout et marchant à pas lents ! Si j'allais ressortir avec des cheveux blancs ! — Entrons toujours.(Bruit de pas.)
On vient ! Qui donc ose, à cette heure, Hors moi, d'un pareil mort éveiller la demeure ? Qui donc ?… le bruit s'approche. Ah ! J'oubliais ! Ce sont mes assassins !
(Il ouvre la porte du tombeau qu'il referme sur lui. Entrent de divers côtés plusieurs hommes marchant à pas sourds, cachés sous leurs manteaux et leurs chapeaux.)