ACTE II - Scène II



(DON CARLOS, DOÑA SOL.)

DOÑA SOL(au balcon.)
Est-ce vous, Hernani ?

DON CARLOS(à part.)
Diable ! Ne parlons pas !
(Il frappe de nouveau des mains.)

DOÑA SOL
Je descends.
(Elle referme la fenêtre, dont la lumière disparaît. Un moment après la petite porte s'ouvre, et doñaSol en sort, une lampe à la main, sa mante sur les épaules.)

DOÑA SOL
Hernani !
(Don Carlos rabat son chapeau sur son visage, et s'avance précipitamment vers elle.)

DOÑA SOL(laissant tomber sa lampe.)
Dieu ! Ce n'est point son pas !
(Elle veut rentrer. Don Carlos court à elle et la retient par le bras.)

DON CARLOS
Doña Sol !

DOÑA SOL
Ce n'est point sa voix ! Ah ! Malheureuse !

DON CARLOS
Eh ! Quelle voix veux-tu qui soit plus amoureuse ? C'est toujours un amant, et c'est un amant roi !

DOÑA SOL
Le roi !

DON CARLOS
Souhaite, ordonne. Un royaume est à toi ! Car celui dont tu veux briser la douce entrave C'est le roi ton seigneur! C'est Carlos ton esclave !

DOÑA SOL(cherchant à se dégager de ses bras.)
Au secours, Hernani !

DON CARLOS
Le juste et digne effroi ! Ce n'est pas ton bandit qui te tient ; c'est le roi !

DOÑA SOL
Non ! Le bandit, c'est vous ! N'avez-vous pas de honte ! Ah ! Pour vous au visage une rougeur me monte ! Sont-ce là les exploits dont le roi fera bruit ? Venir ravir de force une femme, la nuit ! Que mon bandit vaut mieux cent fois ! Roi, je proclame Que si l'homme naissait où le place son âme, Si Dieu faisait le rang à la hauteur du cœur, Certe, il serait le roi, prince, et vous le voleur !

DON CARLOS(essayant de l'attirer.)
Madame…

DOÑA SOL
Oubliez-vous que mon père était comte ?

DON CARLOS
Je vous ferai duchesse.

DOÑA SOL(le repoussant.)
Allez ! c'est une honte !(Elle recule de quelques pas.)
Il ne peut être rien entre nous, don Carlos. Mon vieux père a pour vous versé son sang à flots. Moi, je suis fille noble, et, de ce sang jalouse. Trop pour la concubine et trop peu pour l'épouse !

DON CARLOS
Princesse ?

DOÑA SOL
Roi Carlos, à des filles de rien Portez votre amourette, ou je pourrais fort bien, Si vous m'osez traiter d'une façon infâme, Vous montrer que je suis dame, et que je suis femme !

DON CARLOS
Hé bien, partagez donc et mon trône et mon nom. Venez. — Vous serez reine, impératrice…

DOÑA SOL
Non. C'est un piège. Et d'ailleurs, altesse, avec franchise, S'agit-il pas de vous? S'il faut que je le dise, J'aime mieux avec lui, mon Hernani, mon roi, Vivre errante, en dehors du monde et de la loi, Ayant faim, ayant soif, fuyant toute l'année, Partageant jour à jour sa pauvre destinée, Abandon, guerre, exil, deuil, misère et terreur, Que d'être impératrice avec un empereur.

DON CARLOS
Que cet homme est heureux !

DOÑA SOL
Quoi ! Pauvre, proscrit même !…

DON CARLOS
Qu'il fait bien d'être pauvre et proscrit, puisqu'on l'aime ! Moi je suis seul ! Un ange accompagne ses pas ! Donc vous me haïssez ?

DOÑA SOL
Je ne vous aime pas.

DON CARLOS(la saisissant avec violence.)
Eh bien, que vous m'aimiez ou non, cela m'importe ! Vous viendrez, et ma main plus que la vôtre est forte. Vous viendrez ! je vous veux ! Pardieu, nous verrons bien Si je suis roi d'Espagne et des Indes pour rien !

DOÑA SOL
Seigneur ! oh ! par pitié ! Quoi ! Vous êtes altesse, Vous êtes roi ! Duchesse, ou marquise, ou comtesse, Vous n'avez qu'à choisir. Les femmes de la cour Ont toujours un amour tout prêt pour votre amour ; Mais mon proscrit ! Qu'a-t-il reçu du ciel avare ? Ah ! Vous avez Castille, Aragon et Navarre, Et Murcie et Léon, dix royaumes encor, Et les Flamands, et l'Inde avec les mines d'or ! Vous avez un empire auquel nul roi ne touche, Si vaste que jamais le soleil ne s'y couche ! Et quand vous avez tout, voudrez-vous, vous, le roi, Me prendre, pauvre fille, à lui qui n'a que moi ?
(Elle se jette à ses genoux ; il cherche à l'entraîner.)

DON CARLOS
Viens, je n'écoute rien, viens ! Si tu m'accompagnes, Je te donne, choisis, quatre de mes Espagnes ! Dis, lesquelles veux-tu ? Choisis !
(Elle se débat dans ses bras.)

DOÑA SOL
Pour mon honneur Je ne veux rien de vous, que ce poignard, seigneur !(Elle lui arrache le poignard de sa ceinture. Il la lâche et recule.)
Avancez maintenant ! faites un pas !

DON CARLOS
La belle ! Je ne m'étonne plus si l'on aime un rebelle.
(Il veut faire un pas. Doña Sol lève le poignard.)

DOÑA SOL
Pour un pas je vous tue et me tue…(Il recule. Elle se détourne et crie avec force)
Hernani ! Hernani !

DON CARLOS
Taisez-vous.

DOÑA SOL(le poignard levé.)
Un pas, tout est fini.

DON CARLOS
Madame, à cet excès ma douceur est réduite ! J'ai là pour vous forcer trois hommes de ma suite.

HERNANI(surgissant tout-à-coup derrière lui.)
Vous en oubliez un !
(Le roi se retourne, et voit Hernani immobile derrière lui, dans l'ombre, les bras croisés, sous le long manteau qui l'enveloppe et le large bord de son chapeau relevé. Doña Sol pousse un cri, court à lui et l'entoure de ses bras.)

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