ACTE I - Scène III



(LES MÊMES, DON RUY GOMEZ DE SILVA, BARBE ET CHEVEUX BLANCS; EN NOIR. VALETS AVEC DES FLAMBEAUX.)

DON RUY GOMEZ
Des hommes chez ma nièce à cette heure de nuit ! Venez tous ! Cela vaut la lumière et le bruit.(À doña Sol.)
Par saint Jean d'Avila, je crois que, sur mon âme, Nous sommes trois chez vous ! C'est trop de deux, madame.(Aux deux jeunes gens.)
Mes jeunes cavaliers, que faites-vous céans ? Quand nous avions le Cid et Bernard, ces géants De l'Espagne et du monde allaient par les Castilles Honorant les vieillards et protégeant les filles. C'étaient des hommes forts et qui trouvaient moins lourds Leur fer et leur acier, que vous votre velours. Ces hommes-là portaient respect aux barbes grises, Faisaient agenouiller leur amour aux églises Qu'ils avaient à garder l'honneur de leur maison. S'ils voulaient une femme, ils la prenaient sans tache, En plein jour, devant tous, et l'épée, ou la hache, Ou la lance à la main. — Et quant à ces félons Qui le soir, et les yeux tournés vers leurs talons, Ne fiant qu'à la nuit leurs manœuvres infâmes, Par derrière aux maris vol l'honneur des femmes, J'affirme que le Cid, cet aïeul de nous tous, Les eût tenus pour vils et fait mettre à genoux, Et qu'il eût, dégradant leur noblesse usurpée, Souffleté leur blason du plat de son épée ! Voilà ce que feraient, j'y songe avec ennui, Les hommes d'autrefois aux hommes d'aujourd'hui. Qu'êtes-vous venus faire ici ? C'est donc à dire Que je ne suis qu'un vieux dont les jeunes vont rire ! On va rire de moi, soldat de Zamora ? Et quand je passerai, tête blanche, on rira ? Ce n'est pas vous du moins qui rirez !

HERNANI
Duc…

DON RUY GOMEZ
Silence ! Quoi ! Vous avez l'épée, et la bague, et la lance, La chasse, les festins, les meutes, les faucons, Les chansons à chanter le soir sous les balcons, Les plumes au chapeau, les casaques de soie, Les bals, les carrousels, la jeunesse, la joie, Enfants, l'ennui vous gagne ! à tout prix, au hasard, Il vous faut un hochet : vous prenez un vieillard ! Ah ! Vous l'avez brisé, le hochet ! mais Dieu fasse Qu'il vous puisse en éclats rejaillir à la face ! Suivez-moi !

HERNANI
Seigneur duc…

DON RUY GOMEZ
Suivez-moi! Suivez-moi ! Messieurs, avons-nous fait cela pour rire ? Quoi ! Un trésor est chez moi ; c'est l'honneur d'une fille, D'une femme, l'honneur de toute une famille ; Cette fille, je l'aime, elle est ma nièce, et doit Bientôt changer sa bague à l'anneau de mon doigt ; Je la crois chaste et pure, et sacrée à tout homme, Or il faut que je sorte une heure, et moi qu'on nomme Ruy Gomez De Silva, je ne puis l'essayer Sans qu'un larron d'honneur se glisse à mon foyer ! Arrière, jeunes gens ! Ah ! Ce sont là vos fêtes ! Des bâtards rougiraient d'agir comme vous faites ! Non. C'est bien. Poursuivez. Ai-je autre chose encor ?(Il arrache son collier.)
Tenez, foulez aux pieds, foulez ma toison d'or!(Il jette son chapeau.)
Arrachez mes cheveux, faites-en chose vile ! Et vous pourrez demain vous vanter par la ville Que jamais débauchés, dans leurs jeux insolents, N'ont sur plus noble front souillé cheveux plus blancs !

DOÑA SOL
Monseigneur…

DON RUY GOMEZ(à ses valets.)
Écuyers ! écuyers ! à mon aide ! Ma hache, mon poignard, ma dague de Tolède !(Aux deux jeunes gens.)
Et suivez-moi tous deux !

DON CARLOS(faisant un pas.)
Duc, ce n'est pas d'abord De cela qu'il s'agit. Il s'agit de la mort De Maximilien, empereur d'Allemagne.
(Il jette son manteau, et découvre son visage caché par son chapeau.)

DON RUY GOMEZ
Raillez-vous ?… Dieu ! Le roi !

DOÑA SOL
Le roi !

HERNANI(dont les yeux s'allument.)
Le roi d'Espagne !

DON CARLOS(gravement.)
Oui, Carlos. Seigneur duc, es-tu donc insensé ? Mon aïeul l'empereur est mort, je ne le sai Que de ce soir. Je viens, tout en hâte, et moi-même, Dire la chose à toi, féal sujet que j'aime, Te demander conseil, incognito, la nuit, Et l'affaire est bien simple, et voilà bien du bruit !
(Don Ruy Gomez renvoie ses gens d'un signe. Il examine don Carlos, que doña Sol regarde avec crainte et surprise, et sur lequel Hernani, demeuré dans un coin, fixe des yeux étincelants.)

DON RUY GOMEZ
Mais pourquoi tarder tant à m'ouvrir cette porte?

DON CARLOS
Belle raison ! Tu viens avec toute une escorte ! Quand un secret d'état m'amène en ton palais, Duc, est-ce pour l'aller dire à tous tes valets ?

DON RUY GOMEZ
Altesse, pardonnez, l'apparence…

DON CARLOS
Bon père, Je t'ai fait gouverneur du château de Figuère ; Mais qui dois-je à présent faire ton gouverneur ?

DON RUY GOMEZ
Pardonnez…

DON CARLOS
Il suffit. N'en parlons plus, seigneur. Donc l'empereur est mort.

DON RUY GOMEZ
L'aïeul de votre altesse Est mort ?

DON CARLOS
Duc, tu m'en vois pénétré de tristesse.

DON RUY GOMEZ
Qui lui succède ?

DON CARLOS
Un duc de Saxe est sur les rangs. François Premier, de France, est un des concurrents.

DON RUY GOMEZ
Où vont se rassembler les électeurs d'empire ?

DON CARLOS
Ils ont choisi, je crois, Aix-La-Chapelle, ou Spire, Ou Francfort.

DON RUY GOMEZ
Notre roi, dont Dieu garde les jours, N'a-t-il pensé jamais à l'empire ?

DON CARLOS
Toujours.

DON RUY GOMEZ
C'est à vous qu'il revient.

DON CARLOS
Je le sais.

DON RUY GOMEZ
Votre père Fut archiduc d'Autriche, et l'empire, j'espère, Aura ceci présent, que c'était votre aïeul, Celui qui vient de choir de la pourpre au linceul.

DON CARLOS
Et puis, on est bourgeois de Gand.

DON RUY GOMEZ
Dans mon jeune âge Je le vis, votre aïeul. Hélas! Seul je surnage D'un siècle tout entier. Tout est mort à présent. C'était un empereur magnifique et puissant !

DON CARLOS
Rome est pour moi.

DON RUY GOMEZ
Vaillant, ferme, point tyrannique. Cette tête allait bien au vieux corps germanique !(Il s'incline sur les mains du roi et les baise.)
Que je vous plains ! Si jeune, en un tel deuil plongé !

DON CARLOS
Le pape veut ravoir la Sicile, que j'ai ; Un empereur ne peut posséder la Sicile, Il me fait empereur ; alors, en fils docile. Je lui rends Naple. Ayons l'aigle, et puis nous verrons Si je lui laisserai rogner les ailerons.

DON RUY GOMEZ
Qu'avec joie il verrait, ce vétéran du trône, Votre front déjà large aller à sa couronne ! Ah ! seigneur, avec vous nous le pleurerons bien, Cet empereur très grand, très bon et très chrétien !

DON CARLOS
Le saint-père est adroit. — Qu'est-ce que la Sicile ? C'est une île qui pend à mon royaume, une île. Une pièce, un haillon, qui, tout déchiqueté, Tient à peine à l'Espagne et qui traîne à côté. — Que ferez-vous, mon fils, de cette île bossue Au monde impérial au bout d'un fil cousue ? Votre empire est mal fait : vite, venez ici, Des ciseaux ! et coupons ! — Très saint-père, merci ! Car de ces pièces-là, si j'ai bonne fortune, Je compte au saint-empire en recoudre plus d'une. Et, si quelques lambeaux m'en étaient arrachés. Rapiécer mes états d'îles et de duchés !

DON RUY GOMEZ
Consolez- vous ! il est un empire des justes Où l'on revoit les morts plus saints et plus augustes !

DON CARLOS
Ce roi François premier, c'est un ambitieux ! Le vieil empereur mort, vite il fait les doux yeux À l'empire ! A-t-il pas sa France très chrétienne ? Ah ! La part est pourtant belle, et vaut qu'on s'y tienne ! L'empereur mon aïeul disait au roi Louis : Si j'étais Dieu le père, et si j'avais deux fils, Je ferais l'aîné Dieu, le second roi de France. —(Au duc.)
Crois-tu que François puisse avoir quelque espérance?

DON RUY GOMEZ
C'est un victorieux.

DON CARLOS
Il faudrait tout changer. La bulle d'or défend d'élire un étranger.

DON RUY GOMEZ
À ce compte, seigneur, vous êtes roi d'Espagne ?

DON CARLOS
Je suis bourgeois de Gand.

DON RUY GOMEZ
La dernière campagne A fait monter bien haut le roi François premier.

DON CARLOS
L'aigle qui va peut-être éclore à mon cimier Peut aussi déployer ses ailes.

DON RUY GOMEZ
Votre altesse Sait-elle le latin ?

DON CARLOS
Mal.

DON RUY GOMEZ
Tant pis. La noblesse D'Allemagne aime fort qu'on lui parle latin.

DON CARLOS
Ils se contenteront d'un espagnol hautain, Car il importe peu, croyez-en le roi Charles, Quand la voix parle haut, quelle langue elle parle. — Je vais en Flandres. Il faut que ton roi, cher Silva, Te revienne empereur. Le roi de France va Tout remuer. Je veux le gagner de vitesse. Je partirai sous peu.

DON RUY GOMEZ
Vous nous quittez, altesse, Sans purger l'Aragon des rebelles maudits Qui partout dans nos monts lèvent leurs fronts hardis.

DON CARLOS
J'ordonne au duc d'Arcos d'exterminer la bande.

DON RUY GOMEZ
Donnez-vous aussi l'ordre au chef qui la commande De se laisser faire ?

DON CARLOS
Hé ! Quel est ce chef ? Son nom ?

DON RUY GOMEZ
Je l'ignore. On le dit un rude compagnon.

DON CARLOS
Bah ! Je sais que pour l'heure il se cache en Galice, Et j'en aurai raison avec quelque milice.

DON RUY GOMEZ
De faux avis alors le disaient près d'ici.

DON CARLOS
Faux avis ! Cette nuit tu me loges.

DON RUY GOMEZ(s'inclinant jusqu'à terre.)
Merci, Altesse !(Il appelle ses valets.)
Faites tous honneur au roi mon hôte.
(Les valets entrent avec des flambeaux. Le duc les range sur deux haies jusqu'à la porte du fond. Cependant doña Sol s'approche lentement d'Hernani. Le roi les épie tous deux.)

DOÑA SOL(bas à Hernani.)
Demain, sous ma fenêtre, à minuit, et sans faute.
(Vous frapperez des mains trois fois.)

HERNANI(bas.)
Demain.

DON CARLOS(à part.)
Demain !(Haut à doña Sol vers laquelle il fait un pas avec galanterie.)
Souffrez que pour rentrer je vous offre la main.
(Il lui donne la main et la reconduit à la porte. Elle sort.)

HERNANI(la main dans sa poitrine sur la poignée de sa dague.)
Mon bon poignard !

DON CARLOS(revenant, à part.)
Notre homme a la mine attrapée.(Il prend Hernani à part.)
Je vous ai fait l'honneur de toucher votre épée, Monsieur ; vous me seriez suspect pour cent raisons, Mais le roi don Carlos répugne aux trahisons. Allez. Je daigne encor protéger votre fuite.

DON RUY GOMEZ(revenant et montrant Hernani.)
Qu'est ce seigneur ?

DON CARLOS
Il part. C'est quelqu'un de ma suite.
(Ils sortent avec les valets et les flambeaux. Le duc précédant le roi une cire à la main.)

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