ACTE V - Scène III



(HERNANI, DOÑASOL.)

DOÑA SOL
Ils s'en vont tous, Enfin !

HERNANI(cherchant à l'attirer dans ses bras.)
Cher amour !

DOÑA SOL
C'est… qu'il est tard, ce me semble.

HERNANI
Ange ! Il est toujours tard pour être seuls ensemble.

DOÑA SOL
Ce bruit me fatiguait. N'est-ce pas, cher seigneur, Que toute cette joie étourdit le bonheur ?

HERNANI
Tu dis vrai. Le bonheur, amie, est chose grave ; Il veut des cœurs de bronze et lentement s'y grave. Le plaisir l'effarouche en lui jetant des fleurs ; Son sourire est moins près du rire que des pleurs !

DOÑA SOL
Dans vos yeux, ce sourire est le jour.(Hernani cherche à l'entraîner vers la porte. Elle rougit.)
Tout à l'heure !

HERNANI
Oh ! Je suis ton esclave ! Oui, demeure, demeure. Fais ce que tu voudras, je ne demande rien. Tu sais ce que tu fais ! Ce que tu fais est bien. Je rirai, si tu veux, pour te plaire… — mon âme Brûle ? Eh ! Dis au volcan qu'il étouffe sa flamme, Le volcan fermera ses gouffres entr'ouverts, Et n'aura sur ses flancs que fleurs et gazons verts.

DOÑA SOL
Oh ! Que vous êtes bon pour une pauvre femme, Hernani de mon cœur !…

HERNANI
Quel est ce nom, madame ? Oh ! Ne me nomme plus de ce nom, par pitié ! Tu me fais souvenir que j'ai tout oublié ! Je sais qu'il existait autrefois, dans un rêve, Un Hernani dont l'œil avait l'éclair du glaive, Un homme de la nuit et des monts, un proscrit, Sur qui le mot vengeance était partout écrit, Un malheureux traînant après lui l'anathème ! Mais je ne connais pas ce Hernani. — Moi, j'aime Les jeux et les festins, je suis noble espagnol, Je suis Jean D'Aragon, mari de doña Sol ! Je suis heureux !

DOÑA SOL
Je suis heureuse !

HERNANI
Que m'importe Les haillons qu'en entrant j'ai laissés à la porte ? Voici que je reviens à mon palais en deuil. Un ange du seigneur m'attendait sur le seuil ! J'entre, et remets debout les colonnes brisées, Je rallume les feux, je rouvre les croisées, Je fais arracher l'herbe au pavé de la cour ; Je ne suis plus que joie, enchantement, amour ! Qu'on me rende mes tours, mes vassaux, mes bastilles, Mon panache, mon siège au conseil des Castilles, Vienne ma doña Sol, rouge et le front baissé, Qu'on nous laisse tous deux, et le reste est passé ! Je n'ai rien vu, rien dit, rien fait. Je recommence, J'efface tout, j'oublie ! — ou sagesse ou démence, Je vous ai, je vous aime et vous êtes mon bien !

DOÑA SOL(examinant sa toison d'or.)
Que sur ce velours noir ce collier d'or fait bien !

HERNANI
Vous vîtes avant moi le roi mis de la sorte.

DOÑA SOL
Je n'ai pas remarqué. Tout autre, que m'importe ? Puis, est-ce le velours ou le satin encor ? Non, mon duc, c'est ton cou qui sied au collier d'or.(Il veut l'entraîner.)
Vous êtes noble et fier, monseigneur… — tout à l'heure ! Un moment ! Vois-tu bien, c'est la joie ! Et je pleure !(À la balustrade.)
Viens voir la belle nuit, — mon duc, rien qu'un moment ! Le temps de respirer et de voir seulement ! Tout s'est éteint, flambeaux, et musique de fête. Rien que la nuit et nous. Félicité parfaite ! Dis, ne le crois-tu pas ? Sur nous, tout en dormant, La nature à demi veille amoureusement. Pas un nuage au ciel ! Tout, comme nous, repose. Viens, respire avec moi l'air embaumé de rose ! Regarde : plus de feux, plus de bruit. Tout se tait. La lune tout à l'heure à l'horizon montait Tandis que tu parlais ; — sa lumière qui tremble Et ta voix, toutes deux m'allaient au cœur ensemble, Je me sentais joyeuse et calme, ô mon amant ! Et j'aurais bien voulu mourir en ce moment.

HERNANI
Ah ! Qui n'oublierait tout à cette voix céleste ! Ta parole est un chant où rien d'humain ne reste.

DOÑA SOL
Ce silence est trop noir, ce calme est trop profond. Dis, ne voudrais-tu point voir une étoile au fond ? Ou qu'une voix des nuits, tendre et délicieuse, S'élevant tout-à-coup, chantât ?…

HERNANI(souriant.)
Capricieuse ! Tout à l'heure on fuyait la lumière et les chants !

DOÑA SOL
Le bal ! Mais un oiseau qui chanterait aux champs ! Un rossignol perdu dans l'ombre et dans la mousse, Ou quelque flûte au loin…! Car la musique est douce, Fait l'âme harmonieuse, et comme un divin chœur, Eveille mille voix qui chantent dans le cœur ! Oh ! Ce serait charmant !(Bruit lointain d'un cor dans l'ombre.)
— Dieu ! Je suis exaucée !

HERNANI(tressaillant, à part.)
Ah ! Malheureuse !

DOÑA SOL
Un ange a compris ma pensée… — Ton bon ange, sans doute ?

HERNANI(amèrement.)
Oui, mon bon ange !(à part. )
encor !…

DOÑA SOL(souriant.)
Don Juan ! Je reconnais le son de votre cor !

HERNANI
N'est-ce pas ?

DOÑA SOL
Seriez-vous dans cette sérénade De moitié ?

HERNANI
De moitié, tu l'as dit.

DOÑA SOL
Bal maussade ! Ah ! Que j'aime bien mieux le cor au fond des bois !… Et puis, c'est votre cor ; c'est comme votre voix.
(Le cor recommence.)

HERNANI(à part.)
Ah ! Le tigre est en bas qui hurle et veut sa proie !

DOÑA SOL
Don Juan, cette harmonie emplit le cœur de joie !…

HERNANI(se levant terrible.)
Nommez-moi Hernani ! Nommez-moi Hernani ! Avec ce nom fatal je n'en ai pas fini !

DOÑA SOL(tremblante. )
Qu'avez-vous ?

HERNANI
Le vieillard !

DOÑA SOL
Dieu ! Quels regards funèbres ! Qu'avez-vous ?

HERNANI
Le vieillard qui rit dans les ténèbres !… — Ne le voyez-vous pas ?

DOÑA SOL
Où vous égarez-vous ? Qu'est-ce que ce vieillard ?

HERNANI
Le vieillard !

DOÑA SOL(À genoux.)
Je t'en supplie, oh ! Dis ! Quel secret te déchire ? Qu'as-tu ?

HERNANI
Je l'ai juré…!

DOÑA SOL
Juré !
(Elle suit tous ses mouvements avec anxiété. Il s'arrête tout-à-coup, et passe la main sur son front.)

HERNANI(à part.)
Qu'allais-je dire ? Épargnons-la…(Haut.)
Moi, rien ! De quoi t'ai-je parlé ?

DOÑA SOL
Vous avez dit…

HERNANI
Non, non ; j'avais l'esprit troublé… Je souffre un peu, vois-tu ! N'en prends pas d'épouvante.

DOÑA SOL
Te faut-il quelque chose ? Ordonne à ta servante !
(Le cor recommence.)

HERNANI(à part, cherchant son poignard.)
Il le veut ! Il le veut ! Il a mon serment. — Rien ! Ce devrait être fait !… — ah !…

DOÑA SOL
Tu souffres donc bien ?

HERNANI
Une blessure ancienne, et que j'ai cru fermée, Se rouvre…(À part.)
Eloignons-la.(Haut.)
— Doña Sol, bien aimée, Écoute : ce coffret qu'en des jours moins heureux Je portais avec moi…

DOÑA SOL
Je sais ce que tu veux. Eh bien, qu'en veux-tu faire ?

HERNANI
Un flacon qu'il renferme Contient un élixir qui pourra mettre un terme Au mal que je ressens… va !

DOÑA SOL
J'y vais, monseigneur.
(Elle sort par la porte de la chambre nuptiale.)

Autres textes de Victor Hugo

Les Misérables - Tome I : Fantine

Le Tome 1 de "Les Misérables", intitulé "Fantine", se concentre sur plusieurs personnages clés et thèmes qui posent les fondements du récit épique de Victor Hugo. Le livre s'ouvre sur...

Les Contemplations - Au bord de l'infini

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîmeQui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cimeÉtait là, morne, immense ; et rien n’y remuait.Je me sentais perdu dans l’infini...

Les Contemplations - En marche

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.Cœur fier, qui du destin relèves les défis,Suis à côté de moi la voie inexorable.Que ta mère au front gris soit...

Les Contemplations - Pauca Meae

Pure innocence ! Vertu sainte !Ô les deux sommets d’ici-bas !Où croissent, sans ombre et sans crainte,Les deux palmes des deux combats !Palme du combat Ignorance !Palme du combat Vérité...

Les Contemplations - Les luttes et les rêves

Un soir, dans le chemin je vis passer un hommeVêtu d’un grand manteau comme un consul de Rome,Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.Ce passant s’arrêta, fixant...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024