ACTE III - Scène VI



(DON RUY GOMEZ, DOÑA SOL VOILÉE, DON CARLOS, SUITE.)

DON CARLOS
D'où vient donc aujourd'hui, Mon cousin, que ta porte est si bien verrouillée ? Par les saints ! Je croyais ta dague plus rouillée ! Et je ne savais pas qu'elle eût hâte à ce point, Quand nous te venons voir, de reluire à ton poing !(Don Ruy Gomez veut parler, le roi poursuit avec un geste impérieux.)
C'est s'y prendre un peu tard pour faire le jeune homme ! Avons-nous des turbans ? Serait-ce qu'on me nomme Mahom ou Boabdil, et non Carlos, répond ! Pour nous baisser la herse et nous lever le pont ?

DON RUY GOMEZ(s'inclinant.)
Seigneur !…

DON CARLOS(à ses gentilshommes.)
Prenez les clés ! Saisissez-vous des portes !(Deux officiers sortent, plusieurs autres rangent les soldats en triple haie dans la salle. Don Carlosse tourne vers le duc.)
Ah ! Vous réveillez donc les rébellions mortes ! Pardieu ! Si vous prenez de ces airs avec moi, Messieurs les ducs, le roi prendra des airs de roi ! Et j'irai par les monts, de mes mains aguerries, Dans leurs nids crénelés, tuer les seigneuries !

DON RUY GOMEZ(se redressant.)
Altesse, les Silva sont loyaux…

DON CARLOS(l'interrompant.)
Sans détours, Réponds, duc, ou je fais raser tes onze tours ! De l'incendie éteint il reste une étincelle, Des bandits morts il reste un chef : qui le recèle ? C'est toi ! Ce Hernani, rebelle empoisonneur, Ici, dans ton château, tu le caches !

DON RUY GOMEZ
Seigneur, C'est vrai.

DON CARLOS
Fort bien ! Je veux sa tête ou bien la tienne. Entends-tu, mon cousin ?

DON RUY GOMEZ(s'inclinant.)
Mais qu'à cela ne tienne ! Vous serez satisfait.
(Doña Sol se cache la tête dans ses mains et tombe sur un fauteuil.)

DON CARLOS(radouci.)
Ah ! Tu t'amendes !… va Chercher mon prisonnier.
(Le duc croise les bras, baisse la tête et reste un instant rêveur. Le roi et doña Sol l'observent en silence, et agités d'émotions contraires, enfin le duc relève son front, prend la main du roi, le mènedevant le plus ancien des portraits, celui qui commence la galerie à droite.)

DON RUY GOMEZ(montrant le vieux portrait.)
Celui-ci, des Silva C'est l'aîné, c'est l'aïeul, l'ancêtre, le grand homme ! Don Silvins, qui fut trois fois consul de Rome.
(Mouvement d'impatience de Carlos.)

DON RUY GOMEZ(à un autre portrait.)
Écoutez-moi : voici Ruy Gomez De Silva, Grand-maître de Saint-Jacque et de Calatrava. Son armure géante irait mal à nos tailles. Il prit trois cents drapeaux, gagna trente batailles, Conquit au roi Motril, Antequera, Suez, Nijar ; et mourut pauvre. Altesse, saluez.(Il s'incline, se découvre et passe à un autre. Le roi l'écoute avec une impatience et une colère toujours croissantes.)
Près de lui Juan, son fils, cher aux âmes loyales. Sa main pour un serment valait les mains royales.(À un autre.)
Don Gaspar, de Mendoce et de Silva l'honneur ! Toute noble maison tient à Silva, seigneur. Sandoval tour à tour nous craint ou nous épouse. Manrique nous envie et Lara nous jalouse. Alencastre nous hait. Nous touchons à la fois Du pied à tous les ducs, du front à tous les rois ! Vasquez, qui soixante ans garda la foi jurée…(Geste d'impatience du roi.)
J'en passe, et des meilleurs ! — cette tête sacrée, C'est mon père ; il fut grand, quoiqu'il vînt le dernier. Les maures de Grenade avaient fait prisonnier Le comte Alvar Giron son ami ; mais mon père Prit pour l'aller chercher six cents hommes de guerre, Il fit tailler en pierre un comte Alvar Giron, Qu'à sa suite il traîna, jurant par son patron De ne point reculer que le comte de pierre Ne tournât front lui-même et n'allât en arrière ; Il combattit, puis vint au comte, et le sauva.

DON CARLOS(hors de lui.)
Mon prisonnier !

DON RUY GOMEZ
C'était un Gomez De Silva. Voilà donc ce qu'on dit, quand dans cette demeure On voit tous ces héros…

DON CARLOS(frappant du pied.)
Mon prisonnier, sur l'heure !

DON RUY GOMEZ(s'incline devant le roi, lui prend la main et le mène devant le dernier portrait, derrière lequel est caché Hernani. Doña Sol le suit des yeux avec anxiété.)
Ce portrait, c'est le mien. — Roi don Carlos, merci ! Car vous voulez qu'on dise en le voyant ici : "Ce dernier, digne fils d'une race si haute, Fut un traître, et vendit la tête de son hôte !"
(Le roi, déconcerté, s'éloigne avec colère, et reste un instant silencieux, les lèvres tremblantes et l'œil enflammé.)

DON CARLOS
Duc, ton château me gêne, et je le mettrai bas !

DON RUY GOMEZ
Car, vous me la paieriez, altesse, n'est-ce pas ?

DON CARLOS
Duc, j'en ferai raser les tours pour tant d'audace, Et je ferai semer du chanvre sur la place.

DON RUY GOMEZ
Mieux voir croître du chanvre où ma tour s'éleva, Qu'une tache ronger le vieux nom de Silva.(Aux portraits.)
N'est-il pas vrai, vous tous ?

DON CARLOS
Duc ! Cette tête est nôtre, Et tu m'avais promis…

DON RUY GOMEZ
J'ai promis l'une ou l'autre.(Aux portraits.)
N'est-il pas vrai vous tous ?(Montrant sa tête)
Je donne celle-ci.(Au roi)
Prenez-la.

DON CARLOS
Duc, fort bien. Mais j'y perds, grand merci ! La tête qu'il faut est jeune, il faut que morte On la prenne aux cheveux. La tienne ? Que m'importe ! Le bourreau la prendrait par les cheveux en vain. Tu n'en as pas assez pour lui remplir la main !

DON RUY GOMEZ
Altesse, pas d'affront ! Ma tête encore est belle, Et vaut bien, que je crois, la tête d'un rebelle. La tête d'un Silva, vous êtes dégoûté !

DON CARLOS
Livre nous Hernani !

DON RUY GOMEZ
Seigneur, en vérité, J'ai dit.

DON CARLOS(à sa suite.)
Fouillez partout ! Et qu'il ne soit point d'aile, De cave, ni de tour…

DON RUY GOMEZ
Mon donjon est fidèle Comme moi. Seul il sait le secret avec moi. Nous le garderons bien tous deux.

DON CARLOS
Je suis le roi.

DON RUY GOMEZ
Hors que de mon château démoli pierre à pierre, On ne fasse ma tombe, on n'aura rien.

DON CARLOS
Prière, Menace, tout est vain ! Livre-moi le bandit, Duc ! Ou, tête et château, j'abattrai tout.

DON RUY GOMEZ
J'ai dit.

DON CARLOS
Hé bien donc ! Au lieu d'une, alors j'aurai deux têtes.(Au duc d'Alcala.)
Jorge, arrêtez le duc.

DOÑA SOL(arrache son voile, et se jette entre le roi, le duc et les gardes.)
Roi don Carlos, vous êtes Un mauvais roi !

DON CARLOS(se détournant avec un cri de surprise.)
Grand dieu ! Que vois-je ? Doña Sol !

DOÑA SOL
Altesse, tu n'as pas le cœur d'un espagnol !

DON CARLOS(troublé et chancelant.)
Madame, pour le roi, vous êtes bien sévère.(Il s'approche de doña Sol. A voix basse :)
C'est vous qui m'avez mis au cœur cette colère. Un homme devient ange ou monstre en vous touchant. Ah ! Quand on est haï, que vite on est méchant ! Si vous aviez voulu, peut-être, ô jeune fille, J'étais grand ! J'eusse été le lion de Castille ; Vous m'en faites le tigre avec votre courroux. Le voilà qui rugit, madame ! Taisez-vous !(Doña Sol lui jette un regard impérieux, il s'incline.)
Pourtant, j'obéirai.(Se tournant vers le duc.)
Mon cousin, je t'estime. Ton scrupule, après tout, peut sembler légitime. Sois fidèle à ton hôte, infidèle à ton roi ; C'est bien ; je te fais grâce et suis meilleur que toi. J'emmène seulement ta nièce comme otage.

DON RUY GOMEZ
Seulement !

DOÑA SOL(interdite.)
Moi ! Seigneur !

DON CARLOS
Oui, vous.

DON RUY GOMEZ
Pas davantage ! Oh ! La grande clémence ! ô généreux vainqueur, Qui ménage la tête et torture le cœur ! Belle grâce !

DON CARLOS
Choisis : doña Sol, ou le traître. Il me faut l'un des deux.

DON RUY GOMEZ
Ah ! Vous êtes le maître !
(Le roi s'approche de doña Sol pour l'emmener ; elle se réfugie vers Don Ruy Gomez.)

DOÑA SOL
Sauvez-moi, monseigneur !(Elle s'arrête tout-à-coup. À part.)
Malheureuse, il le faut ! La tête de mon oncle ou l'autre !… moi plutôt !(Au roi.)
Je vous suis.

DON CARLOS(à part.)
Par les saints ! L'idée est triomphante ! Il faudra bien enfin s'adoucir, mon infante !
(Doña Sol va au coffret, l'ouvre, et y prend le poignard, qu'elle cache dans son sein.)

DON CARLOS(va à elle, et lui présente la main. )
Qu'emportez-vous là ?

DOÑA SOL
Rien

DON CARLOS(souriant.)
Un joyau précieux.

DOÑA SOL
Oui.

DON CARLOS(souriant.)
Voyons.

DOÑA SOL
Vous verrez.
(Elle donne la main à Carlos et se dispose à le suivre. Don Ruy Gomez, qui est resté profondément absorbé dans sa douleur, se retourne et fait quelques pas en criant.)

DON RUY GOMEZ
Doña Sol !… terre et cieux ! Doña Sol !… puisque l'homme ici n'a point d'entrailles, À mon aide ! Croulez ! Armures et murailles !(Il court au roi.)
Laisse-moi mon enfant ! Je n'ai qu'elle, ô mon roi !

DON CARLOS(lâchant la main de doña Sol.)
Alors… mon prisonnier !
(Le duc baisse la tête et semble en proie à une horrible agitation ; il se relève, regarde les portraitsen joignant les mains vers eux.)

DON RUY GOMEZ
… Ayez pitié de moi, Vous tous !(Il fait un pas vers la porte masquée.Doña Sol le suit des yeux avec axiété ; il se retourne encore vers les portraits.)
Oh ! Voilez-vous ! Votre regard m'arrête.(Il s'avance lentement vers son portrait, puis se tourne de nouveau vers le roi.)
Tu le veux ?…

DON CARLOS
Oui.
(Le duc lève en tremblant la main vers le ressort.)

DOÑA SOL
Dieu !

DON RUY GOMEZ(tombant aux genoux du roi.)
Non ! Par pitié, prends ma tête !

DON CARLOS
Ta nièce !

DON RUY GOMEZ(se relevant.)
Prends-la donc, et laisse-moi l'honneur.

DON CARLOS(saisissant la main de doña Sol tremblante.)
Adieu, duc !

DON RUY GOMEZ
Au revoir !(Il suit de l'œil le roi qui se retire avec doña Sol, puis il met la main sur son poignard.)
Dieu vous garde, seigneur !
(Il revient sur le devant du théâtre, haletant, immobile, sans plus rien voir ni entendre. L'œil fixe, les bras croisés sur la poitrine. Cependant le roi sort avec doña Sol et toute la suite des seigneurs sort après lieu, deux à deux gravement et chacun à son rang. Ils se parlent à voix basse entre eux.)

DON RUY GOMEZ(à part.)
Roi, pendant que tu sors joyeux de ma demeure, Ma vieille loyauté sort de mon cœur qui pleure.
(Il lève les yeux, les promène autour de lui et voit qu'il est seul. Il court à la muraille, détache deuxépées d'une panoplie, les mesure toutes deux, et les dépose sur une table ; puis il va au portrait, presse le ressort ; la porte se rouvre.)

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