ACTE V - Scène V


Œdipe
Votre frère est connu ; le savez-vous, madame ?

Dircé
Oui, seigneur, et Phorbas m'a tout dit en deux mots.

Œdipe
Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.
Vous n'appréhendez plus que le titre de frère
S'oppose à cette ardeur qui vous était si chère :
Cette assurance entière a de quoi vous ravir,
Ou plutôt votre haine a de quoi s'assouvir.
Quand le ciel de mon sort l'aurait faite l'arbitre,
Elle ne m'eût choisi rien de pis que ce titre.

Dircé
Ah ! Seigneur, pour Aemon j'ai su mal obéir ;
Mais je n'ai point été jusques à vous haïr.
La fierté de mon cœur, qui me traitait de reine,
Vous cédait en ces lieux la couronne sans peine ;
Et cette ambition que me prêtait l'amour
Ne cherchait qu'à régner dans un autre séjour.
Cent fois de mon orgueil l'éclat le plus farouche
Aux termes odieux a refusé ma bouche :
Pour vous nommer tyran il fallait cent efforts ;
Ce mot ne m'a jamais échappé sans remords.
D'un sang respectueux la puissance inconnue
À mes soulèvements mêlait la retenue ;
Et cet usurpateur dont j'abhorrais la loi,
S'il m'eût donné Thésée, eût eu le nom de roi.

Œdipe
C'était ce même sang dont la pitié secrète
De l'ombre de Laïus me faisait l'interprète.
Il ne pouvait souffrir qu'un mot mal entendu
Détournât sur ma sœur un sort qui m'était dû,
Et que votre innocence immolée à mon crime
Se fît de nos malheurs l'inutile victime.

Dircé
Quel crime avez-vous fait que d'être malheureux ?

Œdipe
Mon souvenir n'est plein que d'exploits généreux ;
Cependant je me trouve inceste et parricide,
Sans avoir fait un pas que sur les pas d'Alcide,
Ni recherché partout que lois à maintenir,
Que monstres à détruire et méchants à punir.
Aux crimes malgré moi l'ordre du ciel m'attache :
Pour m'y faire tomber à moi-même il me cache ;
Il offre, en m'aveuglant sur ce qu'il a prédit,
Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.
Hélas ! Qu'il est bien vrai qu'en vain on s'imagine
Dérober notre vie à ce qu'il nous destine !
Les soins de l'éviter font courir au-devant,
Et l'adresse à le fuir y plonge plus avant.
Mais si les dieux m'ont fait la vie abominable,
Ils m'en font par pitié la sortie honorable,
Puisqu'enfin leur faveur mêlée à leur courroux
Me condamne à mourir pour le salut de tous,
Et qu'en ce même temps qu'il faudrait que ma vie
Des crimes qu'ils m'ont faits traînât l'ignominie,
L'éclat de ces vertus que je ne tiens pas d'eux
Reçoit pour récompense un trépas glorieux.

Dircé
Ce trépas glorieux comme vous me regarde :
Le juste choix du ciel peut-être me le garde ;
Il fit tout votre crime ; et le malheur du roi
Ne vous rend pas, seigneur, plus coupable que moi.
D'un voyage fatal qui seul causa sa perte
Je fus l'occasion ; elle vous fut offerte :
Votre bras contre trois disputa le chemin ;
Mais ce n'était qu'un bras qu'empruntait le destin,
Puisque votre vertu qui servit sa colère
Ne put voir en Laïus ni de roi ni de père.
Ainsi j'espère encor que demain, par son choix,
Le ciel épargnera le plus grand de nos rois.
L'intérêt des Thébains et de votre famille
Tournera son courroux sur l'orgueil d'une fille
Qui n'a rien que l'état doive considérer,
Et qui contre son roi n'a fait que murmurer.

Œdipe
Vous voulez que le ciel, pour montrer à la terre
Qu'on peut innocemment mériter le tonnerre,
Me laisse de sa haine étaler en ces lieux
L'exemple le plus noir et le plus odieux !
Non, non : vous le verrez demain au sacrifice
Par le choix que j'attends couvrir son injustice,
Et par la peine due à son propre forfait,
Désavouer ma main de tout ce qu'elle a fait.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024