ACTE II - Scène IV
Dircé
Mais que vois-je ? Ah ! Seigneur, quels que soient vos ennuis,
Que venez-vous me dire en l'état où je suis ?
Thésée
Je viens prendre de vous l'ordre qu'il me faut suivre ;
Mourir, s'il faut mourir, et vivre, s'il faut vivre.
Dircé
Ne perdez point d'efforts à m'arrêter au jour :
Laissez faire l'honneur.
Thésée
Laissez agir l'amour.
Dircé
Vivez, prince ; vivez.
Thésée
Vivez donc, ma princesse.
Dircé
Ne me ravalez point jusqu'à cette bassesse.
Retarder mon trépas, c'est faire tout périr :
Tout meurt, si je ne meurs.
Thésée
Laissez-moi donc mourir.
Dircé
Hélas ! Qu'osez-vous dire ?
Thésée
Hélas ! Qu'allez-vous faire ?
Dircé
Finir les maux publics, obéir à mon père,
Sauver tous mes sujets.
Thésée
Par quelle injuste loi
Faut-il les sauver tous pour ne perdre que moi ?
Eux dont le cœur ingrat porte les justes peines
D'un rebelle mépris qu'ils ont fait de vos chaînes,
Qui dans les mains d'un autre ont mis tout votre bien !
Dircé
Leur devoir violé doit-il rompre le mien ?
Les exemples abjets de ces petites âmes
Règlent-ils de leurs rois les glorieuses trames ?
Et quel fruit un grand cœur pourrait-il recueillir
À recevoir du peuple un exemple à faillir ?
Non, non : s'il m'en faut un, je ne veux que le vôtre ;
L'amour que j'ai pour vous n'en reçoit aucun autre.
Pour le bonheur public n'avez-vous pas toujours
Prodigué votre sang et hasardé vos jours ?
Quand vous avez défait le Minotaure en Crète,
Quand vous avez puni Damaste et Périphète,
Sinnis, Phaea, Sciron, que faisiez-vous, seigneur,
Que chercher à périr pour le commun bonheur ?
Souffrez que pour la gloire une chaleur égale
D'une amante aujourd'hui vous fasse une rivale.
Le ciel offre à mon bras par où me signaler :
S'il ne sait pas combattre, il saura m'immoler ;
Et si cette chaleur ne m'a point abusée,
Je deviendrai par là digne du grand Thésée.
Mon sort en ce point seul du vôtre est différent,
Que je ne puis sauver mon peuple qu'en mourant,
Et qu'au salut du vôtre un bras si nécessaire
À chaque jour pour lui d'autres combats à faire.
Thésée
J'en ai fait et beaucoup, et d'assez généreux ;
Mais celui-ci, madame, est le plus dangereux.
J'ai fait trembler partout, et devant vous je tremble.
L'amant et le héros s'accordent mal ensemble ;
Mais enfin après vous tous deux veulent courir :
Le héros ne peut vivre où l'amant doit mourir ;
La fermeté de l'un par l'autre est épuisée ;
Et si Dircé n'est plus, il n'est plus de Thésée.
Dircé
Hélas ! C'est maintenant, c'est lorsque je vous voi
Que ce même combat est dangereux pour moi.
Ma vertu la plus forte à votre aspect chancelle :
Tout mon cœur applaudit à sa flamme rebelle ;
Et l'honneur, qui charmait ses plus noirs déplaisirs,
N'est plus que le tyran de mes plus chers désirs.
Allez, prince ; et du moins par pitié de ma gloire
Gardez-vous d'achever une indigne victoire ;
Et si jamais l'honneur a su vous animer…
Thésée
Hélas ! À votre aspect je ne sais plus qu'aimer.
Dircé
Par un pressentiment j'ai déjà su vous dire
Ce que ma mort sur vous se réserve d'empire.
Votre bras de la Grèce est le plus ferme appui :
Vivez pour le public, comme je meurs pour lui.
Thésée
Périsse l'univers, pourvu que Dircé vive !
Périsse le jour même avant qu'elle s'en prive !
Que m'importe la perte ou le salut de tous ?
Ai-je rien à sauver, rien à perdre que vous ?
Si votre amour, madame, était encor le même,
Si vous saviez encore aimer comme on vous aime…
Dircé
Ah ! Faites moins d'outrage à ce cœur affligé
Que pressent les douleurs où vous l'avez plongé.
Laissez vivre du peuple un pitoyable reste
Aux dépens d'un moment que m'a laissé la peste,
Qui peut-être à vos yeux viendra trancher mes jours,
Si mon sang répandu ne lui tranche le cours.
Laissez-moi me flatter de cette triste joie
Que si je ne mourais vous en seriez la proie,
Et que ce sang aimé que répandront mes mains,
Sera versé pour vous plus que pour les Thébains.
Des dieux mal obéis la majesté suprême
Pourrait en ce moment s'en venger sur vous-même ;
Et j'aurais cette honte, en ce funeste sort,
D'avoir prêté mon crime à faire votre mort.
Thésée
Et ce cœur généreux me condamne à la honte
De voir que ma princesse en amour me surmonte,
Et de n'obéir pas à cette aimable loi
De mourir avec vous quand vous mourez pour moi !
Pour moi, comme pour vous, soyez plus magnanime :
Voyez mieux qu'il y va même de votre estime,
Que le choix d'un amant si peu digne de vous
Souillerait cet honneur qui vous semble si doux,
Et que de ma princesse on dirait d'âge en âge
Qu'elle eut de mauvais yeux pour un si grand courage.
Dircé
Mais, seigneur, je vous sauve en courant au trépas ;
Et mourant avec moi vous ne me sauvez pas.
Thésée
La gloire de ma mort n'en deviendra pas moindre ;
Si ce n'est vous sauver, ce sera vous rejoindre :
Séparer deux amants, c'est tous deux les punir ;
Et dans le tombeau même il est doux de s'unir.
Dircé
Que vous m'êtes cruel de jeter dans mon âme
Un si honteux désordre avec des traits de flamme !
Adieu, prince : vivez, je vous l'ordonne ainsi ;
La gloire de ma mort est trop douteuse ici ;
Et je hasarde trop une si noble envie
À voir l'unique objet pour qui j'aime la vie.
Thésée
Vous fuyez, ma princesse, et votre adieu fatal…
Dircé
Prince, il est temps de fuir quand on se défend mal.
Vivez, encore un coup : c'est moi qui vous l'ordonne.
Thésée
Le véritable amour ne prend loi de personne ;
Et si ce fier honneur s'obstine à nous trahir,
Je renonce, madame, à vous plus obéir.