ACTE III - Scène II


Dircé
Tout est-il prêt, madame, et votre Tirésie
Attend-il aux autels la victime choisie ?

Jocaste
Non, ma fille ; et du moins nous aurons quelques jours
À demander au ciel un plus heureux secours.
On prépare à demain exprès d'autres victimes.
Le peuple ne vaut pas que vous payiez ses crimes :
Il aime mieux périr qu'être ainsi conservé ;
Et le roi même, encor que vous l'ayez bravé,
Sensible à vos malheurs autant qu'à ma prière,
Vous offre sur ce point liberté toute entière.

Dircé
C'est assez vainement qu'il m'offre un si grand bien,
Quand le ciel ne veut pas que je lui doive rien ;
Et ce n'est pas à lui de mettre des obstacles
Aux ordres souverains que donnent ses oracles.

Jocaste
L'oracle n'a rien dit.

Dircé
Mais mon père a parlé ;
L'ordre de nos destins par lui s'est révélé ;
Et des morts de son rang les ombres immortelles
Servent souvent aux dieux de truchements fidèles.

Jocaste
Laissez la chose en doute, et du moins hésitez
Tant qu'on ait par leur bouche appris leurs volontés.

Dircé
Exiger qu'avec nous ils s'expliquent eux-mêmes,
C'est trop nous asservir ces majestés suprêmes.

Jocaste
Ma fille, il est toujours assez tôt de mourir.

Dircé
Madame, il n'est jamais trop tôt de secourir ;
Et pour un mal si grand qui réclame notre aide,
Il n'est point de trop sûr ni de trop prompt remède.
Plus nous le différons, plus ce mal devient grand.
J'assassine tous ceux que la peste surprend ;
Aucun n'en peut mourir qui ne me laisse un crime :
Je viens d'étouffer seule et Sostrate et Phaedime ;
Et durant ce refus des remèdes offerts,
La Parque se prévaut des moments que je perds.
Hélas ! Si sa fureur dans ces pertes publiques
Enveloppait Thésée après ses domestiques !
Si nos retardements…

Jocaste
Vivez pour lui, Dircé :
Ne lui dérobez point un cœur si bien placé.
Avec tant de courage ayez quelque tendresse ;
Agissez en amante aussi bien qu'en princesse.
Vous avez liberté toute entière en ces lieux :
Le roi n'y prend pas garde, et je ferme les yeux.
C'est vous en dire assez : l'amour est un doux maître ;
Et quand son choix est beau, son ardeur doit paraître.

Dircé
Je n'ose demander si de pareils avis
Portent des sentiments que vous ayez suivis.
Votre second hymen put avoir d'autres causes ;
Mais j'oserai vous dire, à bien juger des choses,
Que pour avoir reçu la vie en votre flanc,
J'y dois avoir sucé fort peu de votre sang.
Celui du grand Laïus, dont je m'y suis formée,
Trouve bien qu'il est doux d'aimer et d'être aimée ;
Mais il ne peut trouver qu'on soit digne du jour
Quand aux soins de sa gloire on préfère l'amour.
Je sais sur les grands cœurs ce qu'il se fait d'empire :
J'avoue, et hautement, que le mien en soupire ;
Mais quoi qu'un si beau choix puisse avoir de douceurs,
Je garde un autre exemple aux princesses mes sœurs.

Jocaste
Je souffre tout de vous en l'état où vous êtes.
Si vous ne savez pas même ce que vous faites,
Le chagrin inquiet du trouble où je vous voi
Vous peut faire oublier que vous parlez à moi ;
Mais quittez ces dehors d'une vertu sévère,
Et souvenez-vous mieux que je suis votre mère.

Dircé
Ce chagrin inquiet, pour se justifier,
N'a qu'à prendre chez vous l'exemple d'oublier.
Quand vous mîtes le sceptre en une autre famille,
Vous souvint-il assez que j'étais votre fille ?

Jocaste
Vous n'étiez qu'un enfant.

Dircé
J'avais déjà des yeux,
Et sentais dans mon cœur le sang de mes aïeux ;
C'était ce même sang dont vous m'avez fait naître
Qui s'indignait dès lors qu'on lui donnât un maître,
Et que vers soi Laïus aime mieux rappeler
Que de voir qu'à vos yeux on l'ose ravaler.
Il oppose ma mort à l'indigne hyménée
Où par raison d'état il me voit destinée ;
Il la fait glorieuse, et je meurs plus pour moi
Que pour ces malheureux qui se sont fait un roi.
Le ciel en ma faveur prend ce cher interprète,
Pour m'épargner l'affront de vivre encor sujette ;
Et s'il a quelque foudre, il saura le garder
Pour qui m'a fait des lois où j'ai dû commander.

Jocaste
Souffrez qu'à ses éclairs votre orgueil se dissipe :
Ce foudre vous menace un peu plus tôt qu'Œdipe ;
Et le roi n'a pas lieu d'en redouter les coups,
Quand parmi tout son peuple ils n'ont choisi que vous.

Dircé
Madame, il se peut faire encor qu'il me prévienne :
S'il sait ma destinée, il ignore la sienne ;
Le ciel pourra venger ses ordres retardés.
Craignez ce changement que vous lui demandez.
Souvent on l'entend mal quand on le croit entendre :
L'oracle le plus clair se fait le moins comprendre.
Moi-même je le dis sans comprendre pourquoi ;
Et ce discours en l'air m'échappe malgré moi.
Pardonnez cependant à cette humeur hautaine :
Je veux parler en fille, et je m'explique en reine.
Vous qui l'êtes encor, vous savez ce que c'est,
Et jusqu'où nous emporte un si haut intérêt.
Si je n'en ai le rang, j'en garde la teinture.
Le trône a d'autres droits que ceux de la nature.
J'en parle trop peut-être alors qu'il faut mourir.
Hâtons-nous d'empêcher ce peuple de périr ;
Et sans considérer quel fut vers moi son crime,
Puisque le ciel le veut, donnons-lui sa victime.

Jocaste
Demain ce juste ciel pourra s'expliquer mieux.
Cependant vous laissez bien du trouble en ces lieux ;
Et si votre vertu pouvait croire mes larmes,
Vous nous épargneriez cent mortelles alarmes.

Dircé
Dussent avec vos pleurs tous vos Thébains s'unir,
Ce que n'a pu l'amour, rien ne doit l'obtenir.

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