ACTE II - Scène première


Œdipe
Je ne le cèle point, cette hauteur m'étonne.
Aemon a du mérite, on chérit sa personne ;
Il est prince, et de plus étant offert par moi…

Dircé
Je vous ai déjà dit, seigneur, qu'il n'est pas roi.

Œdipe
Son hymen toutefois ne vous fait point descendre :
S'il n'est pas dans le trône, il a droit d'y prétendre ;
Et comme il est sorti de même sang que vous,
Je crois vous faire honneur d'en faire votre époux.

Dircé
Vous pouvez donc sans honte en faire votre gendre :
Mes sœurs en l'épousant n'auront point à descendre ;
Mais pour moi, vous savez qu'il est ailleurs des rois,
Et même en votre cour, dont je puis faire choix.

Œdipe
Vous le pouvez, madame, et n'en voudrez pas faire
Sans en prendre mon ordre et celui d'une mère.

Dircé
Pour la reine, il est vrai qu'en cette qualité
Le sang peut lui devoir quelque civilité :
Je m'en suis acquittée, et ne puis bien comprendre,
Étant ce que je suis, quel ordre je dois prendre.

Œdipe
Celui qu'un vrai devoir prend des fronts couronnés,
Lorsqu'on tient auprès d'eux le rang que vous tenez.
Je pense être ici roi.

Dircé
Je sais ce que vous êtes ;
Mais si vous me comptez au rang de vos sujettes,
Je ne sais si celui qu'on vous a pu donner
Vous asservit un front qu'on a dû couronner.
Seigneur, quoi qu'il en soit, j'ai fait choix de Thésée ;
Je me suis à ce choix moi-même autorisée.
J'ai pris l'occasion que m'ont faite les dieux
De fuir l'aspect d'un trône où vous blessez mes yeux,
Et de vous épargner cet importun ombrage
Qu'à des rois comme vous peut donner mon visage.

Œdipe
Le choix d'un si grand prince est bien digne de vous,
Et je l'estime trop pour en être jaloux ;
Mais le peuple au milieu des colères célestes
Aime encor de Laïus les adorables restes,
Et ne pourra souffrir qu'on lui vienne arracher
Ces gages d'un grand roi qu'il tint jadis si cher.

Dircé
De l'air dont jusqu'ici ce peuple m'a traitée,
Je dois craindre fort peu de m'en voir regrettée.
S'il eût eu pour son roi quelque ombre d'amitié,
Si mon sexe ou mon âge eût ému sa pitié,
Il n'aurait jamais eu cette lâche faiblesse
De livrer en vos mains l'état et sa princesse,
Et me verra toujours éloigner sans regret,
Puisque c'est l'affranchir d'un reproche secret.

Œdipe
Quel reproche secret lui fait votre présence ?
Et quel crime a commis cette reconnaissance
Qui par un sentiment et juste et relevé
L'a consacré lui-même à qui l'a conservé ?
Si vous aviez du Sphinx vu le sanglant ravage…

Dircé
Je puis dire, seigneur, que j'ai vu davantage :
J'ai vu ce peuple ingrat que l'énigme surprit
Vous payer assez bien d'avoir eu de l'esprit.
Il pouvait toutefois avec quelque justice
Prendre sur lui le prix d'un si rare service ;
Mais quoiqu'il ait osé vous payer de mon bien,
En vous faisant son roi, vous a-t-il fait le mien ?
En se donnant à vous, eut-il droit de me vendre ?

Œdipe
Ah ! C'est trop me forcer, madame, à vous entendre.
La jalouse fierté qui vous enfle le cœur
Me regarde toujours comme un usurpateur :
Vous voulez ignorer cette juste maxime,
Que le dernier besoin peut faire un roi sans crime,
Qu'un peuple sans défense et réduit aux abois…

Dircé
Le peuple est trop heureux quand il meurt pour ses rois.
Mais, seigneur, la matière est un peu délicate ;
Vous pouvez vous flatter, peut-être je me flatte.
Sans rien approfondir, parlons à cœur ouvert.
Vous régnez en ma place, et les dieux l'ont souffert :
Je dis plus, ils vous ont saisi de ma couronne.
Je n'en murmure point, comme eux je vous la donne ;
J'oublierai qu'à moi seule ils devaient la garder ;
Mais si vous attentez jusqu'à me commander,
Jusqu'à prendre sur moi quelque pouvoir de maître,
Je me souviendrai lors de ce que je dois être ;
Et si je ne le suis pour vous faire la loi,
Je le serai du moins pour me choisir un roi.
Après cela, seigneur, je n'ai rien à vous dire :
J'ai fait choix de Thésée, et ce mot doit suffire.

Œdipe
Et je veux à mon tour, madame, à cœur ouvert,
Vous apprendre en deux mots que ce grand choix vous perd,
Qu'il vous remplit le cœur d'une attente frivole,
Qu'au prince Aemon pour vous j'ai donné ma parole,
Que je perdrai le sceptre, ou saurai la tenir.
Puissent, si je la romps, tous les dieux m'en punir !
Puisse de plus de maux m'accabler leur colère
Qu'Apollon n'en prédit jadis pour votre frère !

Dircé
N'insultez point au sort d'un enfant malheureux,
Et faites des serments qui soient plus généreux.
On ne sait pas toujours ce qu'un serment hasarde ;
Et vous ne voyez pas ce que le ciel vous garde.

Œdipe
On se hasarde à tout quand un serment est fait.

Dircé
Ce n'est pas de vous seul que dépend son effet.

Œdipe
Je suis roi, je puis tout.

Dircé
Je puis fort peu de chose ;
Mais enfin de mon cœur moi seule je dispose,
Et jamais sur ce cœur on n'avancera rien
Qu'en me donnant un sceptre, ou me rendant le mien.

Œdipe
Il est quelques moyens de vous faire dédire.

Dircé
Il en est de braver le plus injuste empire ;
Et de quoi qu'on menace en de tels différends,
Qui ne craint point la mort ne craint point les tyrans.
Ce mot m'est échappé, je n'en fais point d'excuse ;
J'en ferai, si le temps m'apprend que je m'abuse.
Rendez-vous cependant maître de tout mon sort ;
Mais n'offrez à mon choix que Thésée ou la mort.

Œdipe
On pourra vous guérir de cette frénésie.
Mais il faut aller voir ce qu'a fait Tirésie :
Nous saurons au retour encor vos volontés.

Dircé
Allez savoir de lui ce que vous méritez.

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