ACTE I - Scène II


Œdipe
Au milieu des malheurs que le ciel nous envoie,
Prince, nous croiriez-vous capables d'une joie,
Et que nous voyant tous sur les bords du tombeau,
Nous pussions d'un hymen allumer le flambeau ?
C'est choquer la raison peut-être et la nature ;
Mais mon âme en secret s'en forme un doux augure
Que Delphes, dont j'attends réponse en ce moment,
M'envoiera de nos maux le plein soulagement.

Thésée
Seigneur, si j'avais cru que parmi tant de larmes
La douceur d'un hymen pût avoir quelques charmes,
Que vous en eussiez pu supporter le dessein,
Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein,
Et tâché d'obtenir cet aveu favorable
Qui peut faire un heureux d'un amant misérable.

Œdipe
Je l'avais bien jugé, qu'un intérêt d'amour
Fermait ici vos yeux aux périls de ma cour ;
Mais je croirais me faire à moi-même un outrage
Si je vous obligeais d'y tarder davantage,
Et si trop de lenteur à seconder vos feux
Hasardait plus longtemps un cœur si généreux.
Le mien sera ravi que de si nobles chaînes
Unissent les états de Thèbes et d'Athènes.
Vous n'avez qu'à parler, vos vœux sont exaucés :
Nommez ce cher objet, grand prince, et c'est assez.
Un gendre tel que vous m'est plus qu'un nouveau trône,
Et vous pouvez choisir d'Ismène ou d'Antigone ;
Car je n'ose penser que le fils d'un grand roi,
Un si fameux héros, aime ailleurs que chez moi,
Et qu'il veuille en ma cour, au mépris de mes filles,
Honorer de sa main de communes familles.

Thésée
Seigneur, il est tout vrai : j'aime en votre palais ;
Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.
Vous l'aimez à l'égal d'Antigone et d'Ismène ;
Elle tient même rang chez vous et chez la reine ;
En un mot, c'est leur sœur, la princesse Dircé,
Dont les yeux…

Œdipe
Quoi ? Ses yeux, prince, vous ont blessé ?
Je suis fâché pour vous que la reine sa mère
Ait su vous prévenir pour un fils de son frère.
Ma parole est donnée, et je n'y puis plus rien ;
Mais je crois qu'après tout ses sœurs la valent bien.

Thésée
Antigone est parfaite, Ismène est admirable ;
Dircé si vous voulez, n'a rien de comparable :
Elles sont l'une et l'autre un chef-d'œuvre des cieux ;
Mais où le cœur est pris on charme en vain les yeux.
Si vous avez aimé, vous avez su connaître
Que l'amour de son choix veut être le seul maître ;
Que s'il ne choisit pas toujours le plus parfait,
Il attache du moins les cœurs au choix qu'il fait ;
Et qu'entre cent beautés dignes de notre hommage,
Celle qu'il nous choisit plaît toujours davantage.
Ce n'est pas offenser deux si charmantes sœurs,
Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.
J'avouerai, s'il le faut, que c'est un pur caprice,
Un pur aveuglement qui leur fait injustice ;
Mais ce serait trahir tout ce que je leur doi,
Que leur promettre un cœur quand il n'est plus à moi.

Œdipe
Mais c'est m'offenser, moi, prince, que de prétendre
À des honneurs plus hauts que le nom de mon gendre.
Je veux toutefois être encor de vos amis ;
Mais ne demandez plus un bien que j'ai promis.
Je vous l'ai déjà dit, que pour cet hyménée
Aux vœux du prince Aemon ma parole est donnée.
Vous avez attendu trop tard à m'en parler,
Et je vous offre assez de quoi vous consoler.
La parole des rois doit être inviolable.

Thésée
Elle est toujours sacrée et toujours adorable ;
Mais ils ne sont jamais esclaves de leur voix,
Et le plus puissant roi doit quelque chose aux rois.
Retirer sa parole à leur juste prière,
C'est honorer en eux son propre caractère ;
Et si le prince Aemon ose encor vous parler,
Vous lui pouvez offrir de quoi se consoler.

Œdipe
Quoi ? Prince, quand les dieux tiennent en main leur foudre,
Qu'ils ont le bras levé pour nous réduire en poudre,
J'oserai violer un serment solennel,
Dont j'ai pris à témoin leur pouvoir éternel ?

Thésée
C'est pour un grand monarque un peu bien du scrupule.

Œdipe
C'est en votre faveur être un peu bien crédule
De présumer qu'un roi, pour contenter vos yeux,
Veuille pour ennemis les hommes et les dieux.

Thésée
Je n'ai qu'un mot à dire après un si grand zèle :
Quand vous donnez Dircé, Dircé se donne-t-elle ?

Œdipe
Elle sait son devoir.

Thésée
Savez-vous quel il est ?

Œdipe
L'aurait-elle réglé suivant votre intérêt ?
À me désobéir l'auriez-vous résolue ?

Thésée
Non, je respecte trop la puissance absolue ;
Mais lorsque vous voudrez sans elle en disposer,
N'aura-t-elle aucun droit, seigneur, de s'excuser ?

Œdipe
Le temps vous fera voir ce que c'est qu'une excuse.

Thésée
Le temps me fera voir jusques où je m'abuse ;
Et ce sera lui seul qui saura m'éclaircir
De ce que pour Aemon vous ferez réussir.
Je porte peu d'envie à sa bonne fortune ;
Mais je commence à voir que je vous importune.
Adieu : faites, seigneur, de grâce un juste choix ;
Et si vous êtes roi, considérez les rois.

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