ACTE II - Scène III
Nérine
Ah ! Madame, il en faut de la même innocence
Pour apaiser du ciel l'implacable vengeance ;
Il faut une victime et pure et d'un tel rang,
Que chacun la voudrait racheter de son sang.
Dircé
Nérine que dis-tu ? Serait-ce bien la reine ?
Le ciel ferait-il choix d'Antigone, ou d'Ismène ?
Voudrait-il Étéocle, ou Polynice, ou moi ?
Car tu me dis assez que ce n'est pas le roi ;
Et si le ciel demande une victime pure,
Appréhender pour lui, c'est lui faire une injure.
Serait-ce enfin Thésée ? Hélas ! Si c'était lui…
Mais nomme, et dis quel sang le ciel veut aujourd'hui.
Nérine
L'ombre du grand Laïus, qui lui sert d'interprète,
De honte ou de dépit sur ce nom est muette ;
Je n'ose vous nommer ce qu'elle nous a tu ;
Mais, préparez, madame, une haute vertu :
Prêtez à ce récit une âme généreuse,
Et vous-même jugez si la chose est douteuse.
Dircé
Ah ! Ce sera Thésée, ou la reine.
Nérine
Écoutez,
Et tâchez d'y trouver quelques obscurités.
Tirésie a longtemps perdu ses sacrifices
Sans trouver ni les dieux ni les ombres propices ;
Et celle de Laïus évoqué par son nom
S'obstinait au silence aussi bien qu'Apollon.
Mais la reine en la place à peine est arrivée,
Qu'une épaisse vapeur s'est du temple élevée,
D'où cette ombre aussitôt sortant jusqu'en plein jour
A surpris tous les yeux du peuple et de la cour.
L'impérieux orgueil de son regard sévère
Sur son visage pâle avait peint la colère ;
Tout menaçait en elle, et des restes de sang
Par un prodige affreux lui dégouttaient du flanc.
À ce terrible aspect la reine s'est troublée,
La frayeur a couru dans toute l'assemblée,
Et de vos deux amants j'ai vu les cœurs glacés
À ces funestes mots que l'ombre a prononcés :
" un grand crime impuni cause votre misère ;
Par le sang de ma race il se doit effacer ;
Mais à moins que de le verser,
Le ciel ne se peut satisfaire ;
Et la fin de vos maux ne se fera point voir
Que mon sang n'ait fait son devoir. "
Ces mots dans tous les cœurs redoublent les alarmes ;
L'ombre, qui disparaît, laisse la reine en larmes,
Thésée au désespoir, Aemon tout hors de lui ;
Le roi même arrivant partage leur ennui ;
Et d'une voix commune ils refusent une aide
Qui fait trouver le mal plus doux que le remède.
Dircé
Peut-être craignent-ils que mon cœur révolté
Ne leur refuse un sang qu'ils n'ont pas mérité ;
Mais ma flamme à la mort m'avait trop résolue,
Pour ne pas y courir quand les dieux l'ont voulue.
Tu m'as fait sans raison concevoir de l'effroi ;
Je n'ai point dû trembler, s'ils ne veulent que moi.
Ils m'ouvrent une porte à sortir d'esclavage,
Que tient trop précieuse un généreux courage :
Mourir pour sa patrie est un sort plein d'appas
Pour quiconque à des fers préfère le trépas.
Admire, peuple ingrat, qui m'as déshéritée,
Quelle vengeance en prend ta princesse irritée,
Et connais dans la fin de tes longs déplaisirs
Ta véritable reine à ses derniers soupirs.
Vois comme à tes malheurs je suis toute asservie :
L'un m'a coûté mon trône, et l'autre veut ma vie.
Tu t'es sauvé du Sphinx aux dépens de mon rang ;
Sauve-toi de la peste aux dépens de mon sang.
Mais après avoir vu dans la fin de ta peine
Que pour toi le trépas semble doux à ta reine,
Fais-toi de son exemple une adorable loi :
Il est encor plus doux de mourir pour son roi.
Mégare
Madame, aurait-on cru que cette ombre d'un père,
D'un roi dont vous tenez la mémoire si chère,
Dans votre injuste perte eût pris tant d'intérêt
Qu'elle vînt elle-même en prononcer l'arrêt ?
Dircé
N'appelle point injuste un trépas légitime :
Si j'ai causé sa mort, puis-je vivre sans crime ?
Nérine
Vous, madame ?
Dircé
Oui, Nérine ; et tu l'as pu savoir.
L'amour qu'il me portait eut sur lui tel pouvoir,
Qu'il voulut sur mon sort faire parler l'oracle ;
Mais comme à ce dessein la reine mit obstacle,
De peur que cette voix des destins ennemis
Ne fût aussi funeste à la fille qu'au fils,
Il se déroba d'elle, ou plutôt prit la fuite,
Sans vouloir que Phorbas et Nicandre pour suite.
Hélas ! Sur le chemin il fut assassiné.
Ainsi se vit pour moi son destin terminé ;
Ainsi j'en fus la cause.
Mégare
Oui, mais trop innocente
Pour vous faire un supplice où la raison consente ;
Et jamais des tyrans les plus barbares lois…
Dircé
Mégare tu sais mal ce que l'on doit aux rois.
Un sang si précieux ne saurait se répandre
Qu'à l'innocente cause on n'ait droit de s'en prendre ;
Et de quelque façon que finisse leur sort,
On n'est point innocent quand on cause leur mort.
C'est ce crime impuni qui demande un supplice ;
C'est par là que mon père a part au sacrifice ;
C'est ainsi qu'un trépas qui me comble d'honneur
Assure sa vengeance et fait votre bonheur,
Et que tout l'avenir chérira la mémoire
D'un châtiment si juste où brille tant de gloire.