ACTE I - Scène IV


Jocaste
J'ai perdu temps, seigneur ; et cette âme embrasée
Met trop de différence entre Aemon et Thésée.
Aussi je l'avouerai, bien que l'un soit mon sang,
Leur mérite diffère encor plus que leur rang ;
Et l'on a peu d'éclat auprès d'une personne
Qui joint à de hauts faits celui d'une couronne.

Œdipe
Thésée est donc, madame, un dangereux rival ?

Jocaste
Aemon est fort à plaindre, ou je devine mal.
J'ai tout mis en usage auprès de la princesse :
Conseil, autorité, reproche, amour, tendresse ;
J'en ai tiré des pleurs, arraché des soupirs,
Et n'ai pu de son cœur ébranler les désirs.
J'ai poussé le dépit de m'en voir séparée
Jusques à la nommer fille dénaturée.
" le sang royal n'a point ces bas attachements
Qui font les déplaisirs de ces éloignements,
Et les âmes, dit-elle, au trône destinées
Ne doivent aux parents que les jeunes années. "

Œdipe
Et ces mots ont soudain calmé votre courroux ?

Jocaste
Pour les justifier elle ne veut que vous:
Votre exemple lui prête une preuve assez claire
Que le trône est plus doux que le sein d'une mère.
Pour régner en ces lieux vous avez tout quitté.

Œdipe
Mon exemple et sa faute ont peu d'égalité.
C'est loin de ses parents qu'un homme apprend à vivre.
Hercule m'a donné ce grand exemple à suivre,
Et c'est pour l'imiter que par tous nos climats
J'ai cherché comme lui la gloire et les combats.
Mais bien que la pudeur par des ordres contraires
Attache de plus près les filles à leurs mères,
La vôtre aime une audace où vous la soutenez.

Jocaste
Je la condamnerai, si vous la condamnez ;
Mais à parler sans fard, si j'étais en sa place,
J'en userais comme elle et j'aurais même audace;
Et vous-même, seigneur, après tout, dites-moi,
La condamneriez-vous si vous n'étiez son roi ?

Œdipe
Si je condamne en roi son amour ou sa haine,
Vous devez comme moi les condamner en reine.

Jocaste
Je suis reine, seigneur, mais je suis mère aussi:
Aux miens, comme à l'état, je dois quelque souci.
Je sépare Dircé de la cause publique;
Je vois qu'ainsi que vous elle a sa politique :
Comme vous agissez en monarque prudent,
Elle agit de sa part en cœur indépendant,
En amante à bon titre, en princesse avisée,
Qui mérite ce trône où l'appelle Thésée.|
Je ne puis vous flatter, et croirais vous trahir,
Si je vous promettais qu'elle pût obéir.

Œdipe
Pourrait-on mieux défendre un esprit si rebelle ?

Jocaste
Parlons-en comme il faut : nous nous aimons plus qu'elle ;
Et c'est trop nous aimer que voir d'un œil jaloux
Qu'elle nous rend le change, et s'aime plus que nous.
Un peu trop de lumière à nos désirs s'oppose.
Peut-être avec le temps nous pourrions quelque chose ;
Mais n'espérons jamais qu'on change en moins d'un jour,
Quand la raison soutient le parti de l'amour.

Œdipe
Souscrivons donc, madame, à tout ce qu'elle ordonne :
Couronnons cet amour de ma propre couronne ;
Cédons de bonne grâce, et d'un esprit content
Remettons à Dircé tout ce qu'elle prétend.
À mon ambition Corinthe peut suffire,
Et pour les plus grands cœurs c'est assez d'un empire.
Mais vous souvenez-vous que vous avez deux fils
Que le courroux du ciel a fait naître ennemis,
Et qu'il vous en faut craindre un exemple barbare,
À moins que pour régner leur destin les sépare ?

Jocaste
Je ne vois rien encor fort à craindre pour eux :
Dircé les aime en sœur, Thésée est généreux ;
Et si pour un grand cœur c'est assez d'un empire,
À son ambition Athènes doit suffire.

Œdipe
Vous mettez une borne à cette ambition !

Jocaste
J'en prends, quoi qu'il en soit, peu d'appréhension ;
Et Thèbes et Corinthe ont des bras comme Athènes.
Mais nous touchons peut-être à la fin de nos peines :
Dymas est de retour, et Delphes a parlé.

Œdipe
Que son visage montre un esprit désolé !

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