ACTE I - Scène première


Thésée
N'écoutez plus, madame, une pitié cruelle,
Qui d'un fidèle amant vous ferait un rebelle :
La gloire d'obéir n'a rien qui me soit doux,
Lorsque vous m'ordonnez de m'éloigner de vous.
Quelque ravage affreux qu'étale ici la peste,
L'absence aux vrais amants est encor plus funeste ;
Et d'un si grand péril l'image s'offre en vain,
Quand ce péril douteux épargne un mal certain.

Dircé
Le trouvez-vous douteux quand toute votre suite
Par cet affreux ravage à Phaedime est réduite,
De qui même le front, déjà pâle et glacé,
Porte empreint le trépas dont il est menacé ?
Seigneur, toutes ces morts dont il vous environne
Sont des avis pressants que de grâce il vous donne,
Et tant lever le bras avant que de frapper,
C'est vous dire assez haut qu'il est temps d'échapper.

Thésée
Je le vois comme vous ; mais alors qu'il m'assiége,
Vous laisse-t-il, madame, un plus grand privilège ?
Ce palais par la peste est-il plus respecté ?
Et l'air auprès du trône est-il moins infecté ?

Dircé
Ah ! Seigneur, quand l'amour tient une âme alarmée,
Il l'attache aux périls de la personne aimée
Je vois aux pieds du roi chaque jour des mourants ;
J'y vois tomber du ciel les oiseaux expirants ;
Je me vois exposée à ces vastes misères ;
J'y vois mes sœurs, la reine, et les princes mes frères :
Je sais qu'en ce moment je puis les perdre tous ;
Et mon cœur toutefois ne tremble que pour vous,
Tant de cette frayeur les profondes atteintes
Repoussent fortement toutes les autres craintes !

Thésée
Souffrez donc que l'amour me fasse même loi,
Que je tremble pour vous quand vous tremblez pour moi,
Et ne m'imposez pas cette indigne faiblesse
De craindre autres périls que ceux de ma princesse :
J'aurais en ma faveur le courage bien bas,
Si je fuyais des maux que vous ne fuyez pas.
Votre exemple est pour moi la seule règle à suivre ;
Éviter vos périls, c'est vouloir vous survivre :
Je n'ai que cette honte à craindre sous les cieux.
Ici je puis mourir, mais mourir à vos yeux ;
Et si malgré la mort de tous côtés errante,
Le destin me réserve à vous y voir mourante,
Mon bras sur moi du moins enfoncera les coups
Qu'aura son insolence élevés jusqu'à vous,
Et saura me soustraire à cette ignominie
De souffrir après vous quelques moments de vie,
Qui dans le triste état où le ciel nous réduit,
Seraient de mon départ l'infâme et le seul fruit.

Dircé
Quoi ? Dircé par sa mort deviendrait criminelle
Jusqu'à forcer Thésée à mourir après elle,
Et ce cœur, intrépide au milieu du danger,
Se défendrait si mal d'un malheur si léger !
M'immoler une vie à tous si précieuse,
Ce serait rendre à tous ma mémoire odieuse,
Et par toute la Grèce animer trop d'horreur
Contre une ombre chérie avec tant de fureur.
Ces infâmes brigands dont vous l'avez purgée,
Ces ennemis publics dont vous l'avez vengée,
Après votre trépas à l'envi renaissants,
Pilleraient sans frayeur les peuples impuissants ;
Et chacun maudirait, en les voyant paraître,
La cause d'une mort qui les ferait renaître.
Oserai-je, seigneur, vous dire hautement
Qu'un tel excès d'amour n'est pas d'un tel amant ?
S'il est vertu pour nous, que le ciel n'a formées
Que pour le doux emploi d'aimer et d'être aimées,
Il faut qu'en vos pareils les belles passions
Ne soient que l'ornement des grandes actions.
Ces hauts emportements qu'un beau feu leur inspire
Doivent les élever, et non pas les détruire ;
Et quelque désespoir que leur cause un trépas,
Leur vertu seule a droit de faire agir leurs bras.
Ces bras, que craint le crime à l'égal du tonnerre,
Sont des dons que le ciel fait à toute la terre ;
Et l'univers en eux perd un trop grand secours,
Pour souffrir que l'amour soit maître de leurs jours.
Faites voir, si je meurs, une entière tendresse ;
Mais vivez après moi pour toute notre Grèce,
Et laissez à l'amour conserver par pitié
De ce tout désuni la plus digne moitié.
Vivez pour faire vivre en tous lieux ma mémoire,
Pour porter en tous lieux vos soupirs et ma gloire,
Et faire partout dire : " un si vaillant héros
Au malheur de Dircé donne encor des sanglots ;
Il en garde en son âme encor toute l'image,
Et rend à sa chère ombre encor ce triste hommage. "
Cet espoir est le seul dont j'aime à me flatter,
Et l'unique douceur que je veux emporter.

Thésée
Ah ! Madame, vos yeux combattent vos maximes :
Si j'en crois leur pouvoir, vos conseils sont des crimes.
Je ne vous ferai point ce reproche odieux,
Que si vous aimiez bien, vous conseilleriez mieux :
Je dirai seulement qu'auprès de ma princesse
Aux seuls devoirs d'amant un héros s'intéresse,
Et que de l'univers fût-il le seul appui,
Aimant un tel objet, il ne doit rien qu'à lui.
Mais ne contestons point et sauvons l'un et l'autre :
L'hymen justifiera ma retraite et la vôtre.
Le roi me pourrait-il en refuser l'aveu,
Si vous en avouez l'audace de mon feu ?
Pourrait-il s'opposer à cette illustre envie
D'assurer sur un trône une si belle vie,
Et ne point consentir que des destins meilleurs
Vous exilent d'ici pour commander ailleurs ?

Dircé
Le roi, tout roi qu'il est, seigneur, n'est pas mon maître ;
Et le sang de Laïus, dont j'eus l'honneur de naître,
Dispense trop mon cœur de recevoir la loi
D'un trône que sa mort n'a dû laisser qu'à moi.
Mais comme enfin le peuple et l'hymen de ma mère
Ont mis entre ses mains le sceptre de mon père,
Et qu'en ayant ici toute l'autorité,
Je ne puis rien pour vous contre sa volonté,
Pourra-t-il trouver bon qu'on parle d'hyménée
Au milieu d'une ville à périr condamnée,
Où le courroux du ciel, changeant l'air en poison,
Donne lieu de trembler pour toute sa maison ?

Mégare
Madame.

Dircé
Adieu, seigneur : la reine, qui m'appelle,
M'oblige à vous quitter pour me rendre auprès d'elle ;
Et d'ailleurs le roi vient.

Thésée
Que ferai-je ?

Dircé
Parlez.
Je ne puis plus vouloir que ce que vous voulez.

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