ACTE IV - Scène IV


Œdipe
Si vous trouvez un fils dans le prince Thésée,
Mon âme en son effroi s'était bien abusée :
Il ne choisira point de chemin criminel,
Quand il voudra rentrer au trône paternel,
Madame ; et ce sera du moins à force ouverte
Qu'un si vaillant guerrier entreprendra ma perte.
Mais dessus ce vieillard plus je porte les yeux,
Plus je crois l'avoir vu jadis en d'autres lieux :
Ses rides me font peine à le bien reconnaître.
Ne m'as-tu jamais vu ?

Phorbas
Seigneur, cela peut être.

Œdipe
Il y pourrait avoir entre quinze et vingt ans.

Phorbas
J'ai de confus rapports d'environ même temps.

Œdipe
Environ ce temps-là fis-tu quelque voyage ?

Phorbas
Oui, seigneur, en Phocide ; et là, dans un passage…

Œdipe
Ah ! Je te reconnais, ou je suis fort trompé :
C'est un de mes brigands à la mort échappé,
Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices ;
S'il n'a tué Laïus, il fut un des complices.

Jocaste
C'est un de vos brigands ! Ah ! Que me dites-vous ?

Œdipe
Je le laissai pour mort, et tout percé de coups.

Phorbas
Quoi ? Vous m'auriez blessé ? Moi, seigneur ?

Œdipe
Oui, perfide :
Tu fis, pour ton malheur, ma rencontre en Phocide,
Et tu fus un des trois que je sus arrêter
Dans ce passage étroit qu'il fallut disputer ;
Tu marchais le troisième : en faut-il davantage ?

Phorbas
Si de mes compagnons vous peigniez le visage,
Je n'aurais rien à dire, et ne pourrais nier.

Œdipe
Seize ans, à ton avis, m'ont fait les oublier !
Ne le présume pas : une action si belle
En laisse au fond de l'âme une idée immortelle ;
Et si dans un combat on ne perd point de temps
À bien examiner les traits des combattants,
Après que celui-ci m'eut tout couvert de gloire,
Je sus tout à loisir contempler ma victoire.
Mais tu nieras encore, et n'y connaîtras rien.

Phorbas
Je serai convaincu, si vous les peignez bien :
Les deux que je suivis sont connus de la reine.

Œdipe
Madame, jugez donc si sa défense est vaine.
Le premier de ces trois que mon bras sut punir
À peine méritait un léger souvenir :
Petit de taille, noir, le regard un peu louche,
Le front cicatrisé, la mine assez farouche ;
Mais homme, à dire vrai, de si peu de vertu,
Que dès le premier coup je le vis abattu.
Le second, je l'avoue, avait un grand courage,
Bien qu'il parût déjà dans le penchant de l'âge :
Le front assez ouvert, l'œil perçant, le teint frais(on en peut voir en moi la taille et quelques traits)
 ;
Chauve sur le devant, mêlé sur le derrière,
Le port majestueux, et la démarche fière.
Il se défendit bien, et me blessa deux fois ;
Et tout mon cœur s'émut de le voir aux abois.
Vous pâlissez, madame !

Jocaste
Ah ! Seigneur, puis-je apprendre
Que vous ayez tué Laïus après Nicandre,
Que vous ayez blessé Phorbas de votre main,
Sans en frémir d'horreur, sans en pâlir soudain ?

Œdipe
Quoi ? C'est là ce Phorbas qui vit tuer son maître ?

Jocaste
Vos yeux, après seize ans, l'ont trop su reconnaître ;
Et ses deux compagnons que vous avez dépeints
De Nicandre et du roi portent les traits empreints.

Œdipe
Mais ce furent brigands, dont le bras…

Jocaste
C'est un conte
Dont Phorbas au retour voulut cacher sa honte.
Une main seule, hélas ! Fit ces funestes coups,
Et par votre rapport, ils partirent de vous.

Phorbas
J'en fus presque sans vie un peu plus d'une année.
Avant ma guérison on vit votre hyménée.
Je guéris ; et mon cœur, en secret mutiné
De connaître quel roi vous nous aviez donné,
S'imposa cet exil dans un séjour champêtre,
Attendant que le ciel me fît un autre maître.

Thésée
Seigneur, je suis le frère ou l'amant de Dircé ;
Et son père ou le mien, de votre main percé…

Œdipe
Prince, je vous entends, il faut venger ce père,
Et ma perte à l'état semble être nécessaire,
Puisque de nos malheurs la fin ne se peut voir,
Si le sang de Laïus ne remplit son devoir.
C'est ce que Tirésie avait voulu me dire.
Mais ce reste du jour souffrez que je respire :
Le plus sévère honneur ne saurait murmurer
De ce peu de moments que j'ose différer ;
Et ce coup surprenant permet à votre haine
De faire cette grâce aux larmes de la reine.

Thésée
Nous nous verrons demain, seigneur, et résoudrons…

Œdipe
Quand il en sera temps, prince, nous répondrons ;
Et s'il faut, après tout, qu'un grand crime s'efface
Par le sang que Laïus a transmis à sa race,
Peut-être aurez-vous peine à reprendre son rang,
Qu'il ne vous ait coûté quelque peu de ce sang.

Thésée
Demain chacun de nous fera sa destinée.

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