ACTE III - Scène V


Jocaste
Prince, que faites-vous ? Quelle pitié craintive,
Quel faux respect des dieux tient votre flamme oisive ?
Avez-vous oublié comme il faut secourir ?

Thésée
Dircé n'est plus, madame, en état de périr :
Le ciel vous rend un fils, et ce n'est qu'à ce prince
Qu'est dû le triste honneur de sauver sa province.

Jocaste
C'est trop vous assurer sur l'éclat d'un faux bruit.

Thésée
C'est une vérité dont je suis mieux instruit.

Jocaste
Vous le connaissez donc ?

Thésée
À l'égal de moi-même.

Jocaste
De quand ?

Thésée
De ce moment.

Jocaste
Et vous l'aimez ?

Thésée
Je l'aime
Jusqu'à mourir du coup dont il sera percé.

Jocaste
Mais cette amitié cède à l'amour de Dircé ?

Thésée
Hélas ! Cette princesse à mes désirs si chère
En un fidèle amant trouve un malheureux frère,
Qui mourrait de douleur d'avoir changé de sort,
N'était le prompt secours d'une plus digne mort,
Et qu'assez tôt connu pour mourir au lieu d'elle
Ce frère malheureux meurt en amant fidèle.

Jocaste
Quoi ? Vous seriez mon fils ?

Thésée
Et celui de Laïus.

Jocaste
Qui vous a pu le dire ?

Thésée
Un témoin qui n'est plus,
Phaedime, qu'à mes yeux vient de ravir la peste :
Non qu'il m'en ait donné la preuve manifeste ;
Mais Phorbas, ce vieillard qui m'exposa jadis,
Répondra mieux que lui de ce que je vous dis,
Et vous éclaircira touchant une aventure
Dont je n'ai pu tirer qu'une lumière obscure.
Ce peu qu'en ont pour moi les soupirs d'un mourant
Du grand droit de régner serait mauvais garant.
Mais ne permettez pas que le roi me soupçonne,
Comme si ma naissance ébranlait sa couronne ;
Quelque honneur, quelques droits qu'elle ait pu m'acquérir,
Je ne viens disputer que celui de mourir.

Jocaste
Je ne sais si Phorbas avouera votre histoire ;
Mais qu'il l'avoue ou non, j'aurai peine à vous croire.
Avec votre mourant Tirésie est d'accord,
À ce que dit le roi, que mon fils n'est point mort.
C'est déjà quelque chose ; et toutefois mon âme
Aime à tenir suspecte une si belle flamme.
Je ne sens point pour vous l'émotion du sang,
Je vous trouve en mon cœur toujours en même rang ;
J'ai peine à voir un fils où j'ai cru voir un gendre ;
La nature avec vous refuse de s'entendre,
Et me dit en secret, sur votre emportement,
Qu'il a bien peu d'un frère, et beaucoup d'un amant ;
Qu'un frère a pour des sœurs une ardeur plus remise,
À moins que sous ce titre un amant se déguise,
Et qu'il cherche en mourant la gloire et la douceur
D'arracher à la mort ce qu'il nomme sa sœur.

Thésée
Que vous connaissez mal ce que peut la nature !
Quand d'un parfait amour elle a pris la teinture,
Et que le désespoir d'un illustre projet
Se joint aux déplaisirs d'en voir périr l'objet,
Il est doux de mourir pour une sœur si chère.
Je l'aimais en amant, je l'aime encore en frère ;
C'est sous un autre nom le même empressement :
Je ne l'aime pas moins, mais je l'aime autrement.
L'ardeur sur la vertu fortement établie
Par ces retours du sang ne peut être affaiblie ;
Et ce sang qui prêtait sa tendresse à l'amour
A droit d'en emprunter les forces à son tour.

Jocaste
Eh bien ! Soyez mon fils, puisque vous voulez l'être ;
Mais donnez-moi la marque où je le dois connaître.
Vous n'êtes point ce fils, si vous n'êtes méchant :
Le ciel sur sa naissance imprima ce penchant ;
J'en vois quelque partie en ce désir inceste ;
Mais pour ne plus douter, vous chargez-vous du reste ?
Êtes-vous l'assassin et d'un père et d'un roi ?

Thésée
Ah ! Madame, ce mot me fait pâlir d'effroi.

Jocaste
C'était là de mon fils la noire destinée ;
Sa vie à ces forfaits par le ciel condamnée
N'a pu se dégager de cet astre ennemi,
Ni de son ascendant s'échapper à demi.
Si ce fils vit encore, il a tué son père :
C'en est l'indubitable et le seul caractère ;
Et le ciel, qui prit soin de nous en avertir,
L'a dit trop hautement pour se voir démentir.
Sa mort seule pouvait le dérober au crime.
Prince, renoncez donc à toute votre estime :
Dites que vos vertus sont crimes déguisés ;
Recevez tout le sort que vous vous imposez ;
Et pour remplir un nom dont vous êtes avide,
Acceptez ceux d'inceste et de fils parricide.
J'en croirai ces témoins que le ciel m'a prescrits,
Et ne vous puis donner mon aveu qu'à ce prix.

Thésée
Quoi ? La nécessité des vertus et des vices
D'un astre impérieux doit suivre les caprices,
Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions
Au plus bizarre effet de ses prédictions ?
L'âme est donc toute esclave : une loi souveraine
Vers le bien ou le mal incessamment l'entraîne ;
Et nous ne recevons ni crainte ni désir
De cette liberté qui n'a rien à choisir,
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime.
Qu'on massacre les rois, qu'on brise les autels,
C'est la faute des dieux, et non pas des mortels.
De toute la vertu sur la terre épandue,
Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due ;
Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;
Alors qu'on délibère on ne fait qu'obéir ;
Et notre volonté n'aime, hait, cherche, évite,
Que suivant que d'en haut leur bras la précipite.
D'un tel aveuglement daignez me dispenser.
Le ciel, juste à punir, juste à récompenser,
Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire,
Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.
N'enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien
Dans ce profond abîme où nous ne voyons rien :
Delphes a pu vous faire une fausse réponse ;
L'argent put inspirer la voix qui les prononce ;
Cet organe des dieux put se laisser gagner
À ceux que ma naissance éloignait de régner ;
Et par tous les climats on n'a que trop d'exemples
Qu'il est ainsi qu'ailleurs des méchants dans les temples.
Du moins puis-je assurer que dans tous mes combats
Je n'ai jamais souffert de seconds que mon bras ;
Que je n'ai jamais vu ces lieux de la Phocide
Où fut par des brigands commis ce parricide ;
Que la fatalité des plus pressants malheurs
Ne m'aurait pu réduire à suivre des voleurs ;
Que j'en ai trop puni pour en croître le nombre…

Jocaste
Mais Laïus a parlé, vous en avez vu l'ombre :
De l'oracle avec elle on voit tant de rapport,
Qu'on ne peut qu'à ce fils en imputer la mort ;
Et c'est le dire assez qu'ordonner qu'on efface
Un grand crime impuni par le sang de sa race.
Attendons toutefois ce qu'en dira Phorbas :
Autre que lui n'a vu ce malheureux trépas ;
Et de ce témoin seul dépend la connaissance
Et de ce parricide et de votre naissance.
Si vous êtes coupable, évitez-en les yeux ;
Et de peur d'en rougir, prenez d'autres aïeux.

Thésée
Je le verrai, madame, et sans inquiétude.
Ma naissance confuse a quelque incertitude ;
Mais pour ce parricide, il est plus que certain
Que ce ne fut jamais un crime de ma main.

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