ACTE IV - Scène V


Jocaste
Que de maux nous promet cette triste journée !
J'y dois voir ou ma fille ou mon fils s'immoler,
Tout le sang de ce fils de votre main couler,
Ou de la sienne enfin le vôtre se répandre ;
Et ce qu'oracle aucun n'a fait encore attendre,
Rien ne m'affranchira de voir sans cesse en vous,
Sans cesse en un mari, l'assassin d'un époux.
Puis-je plaindre à ce mort la lumière ravie,
Sans haïr le vivant, sans détester ma vie ?
Puis-je de ce vivant plaindre l'aveugle sort,
Sans détester ma vie et sans trahir le mort ?

Œdipe
Madame, votre haine est pour moi légitime ;
Et cet aveugle sort m'a fait vers vous un crime,
Dont ce prince demain me punira pour vous,
Ou mon bras vengera ce fils et cet époux ;
Et m'offrant pour victime à votre inquiétude,
Il vous affranchira de toute ingratitude.
Alors sans balancer vous plaindrez tous les deux,
Vous verrez sans rougir alors vos derniers feux,
Et permettrez sans honte à vos douleurs pressantes
Pour Laïus et pour moi des larmes innocentes.

Jocaste
Ah ! Seigneur, quelque bras qui puisse vous punir,
Il n'effacera rien dedans mon souvenir :
Je vous verrai toujours, sa couronne à la tête,
De sa place en mon lit faire votre conquête ;
Je me verrai toujours vous placer en son rang,
Et baiser votre main fumante de son sang.
Mon ombre même un jour dans les royaumes sombres
Ne recevra des dieux pour bourreaux que vos ombres ;
Et sa confusion l'offrant à toutes deux,
Elle aura pour tourments tout ce qui fit mes feux.
Oracles décevants, qu'osiez-vous me prédire ?
Si sur notre avenir vos dieux ont quelque empire,
Quelle indigne pitié divise leur courroux ?
Ce qu'elle épargne au fils retombe sur l'époux ;
Et comme si leur haine, impuissante ou timide,
N'osait le faire ensemble inceste et parricide,
Elle partage à deux un sort si peu commun,
Afin de me donner deux coupables pour un.

Œdipe
Ô partage inégal de ce courroux céleste !
Je suis le parricide, et ce fils est l'inceste.
Mais mon crime est entier, et le sien imparfait ;
Le sien n'est qu'en désirs, et le mien en effet.
Ainsi, quelques raisons qui puissent me défendre,
La veuve de Laïus ne saurait les entendre ;
Et les plus beaux exploits passent pour trahisons,
Alors qu'il faut du sang, et non pas des raisons.

Jocaste
Ah ! Je n'en vois que trop qui me déchirent l'âme.
La veuve de Laïus est toujours votre femme,
Et n'oppose que trop, pour vous justifier,
À la moitié du mort celle du meurtrier.
Pour toute autre que moi votre erreur est sans crime,
Toute autre admirerait votre bras magnanime,
Et toute autre, réduite à punir votre erreur,
La punirait du moins sans trouble et sans horreur.
Mais, hélas ! Mon devoir aux deux partis m'attache :
Nul espoir d'aucun d'eux, nul effort ne m'arrache ;
Et je trouve toujours dans mon esprit confus
Et tout ce que je suis et tout ce que je fus.
Je vous dois de l'amour, je vous dois de la haine :
L'un et l'autre me plaît, l'un et l'autre me gêne ;
Et mon cœur, qui doit tout, et ne voit rien permis,
Souffre tout à la fois deux tyrans ennemis.
La haine aurait l'appui d'un serment qui me lie ;
Mais je le romps exprès pour en être punie ;
Et pour finir des maux qu'on ne peut soulager,
J'aime à donner aux dieux un parjure à venger.
C'est votre foudre, ô ciel, qu'à mon secours j'appelle :
Œdipe est innocent, je me fais criminelle ;
Par un juste supplice osez me désunir
De la nécessité d'aimer et de punir.

Œdipe
Quoi ? Vous ne voyez pas que sa fausse justice
Ne sait plus ce que c'est que d'un juste supplice,
Et que par un désordre à confondre nos sens
Son injuste rigueur n'en veut qu'aux innocents ?
Après avoir choisi ma main pour ce grand crime,
C'est le sang de Laïus qu'il choisit pour victime,
Et le bizarre éclat de son discernement
Sépare le forfait d'avec le châtiment.
C'est un sujet nouveau d'une haine implacable,
De voir sur votre sang la peine du coupable ;
Et les dieux vous en font une éternelle loi,
S'ils punissent en lui ce qu'ils ont fait par moi.
Voyez comme les fils de Jocaste et d'Œdipe
D'une si juste haine ont tous deux le principe :
À voir leurs actions, à voir leur entretien,
L'un n'est que votre sang, l'autre n'est que le mien,
Et leur antipathie inspire à leur colère
Des préludes secrets de ce qu'il vous faut faire.

Jocaste
Pourrez-vous me haïr jusqu'à cette rigueur
De souhaiter pour vous même haine en mon cœur ?

Œdipe
Toujours de vos vertus j'adorerai les charmes,
Pour ne haïr qu'en moi la source de vos larmes.

Jocaste
Et je me forcerai toujours à vous blâmer,
Pour ne haïr qu'en moi ce qui vous fit m'aimer.
Mais finissons, de grâce, un discours qui me tue :
L'assassin de Laïus doit me blesser la vue ;
Et malgré ce courroux par sa mort allumé,
Je sens qu'Œdipe enfin sera toujours aimé.

Œdipe
Que fera cet amour ?

Jocaste
Ce qu'il doit à la haine.

Œdipe
Qu'osera ce devoir ?

Jocaste
Croître toujours ma peine.

Œdipe
Faudra-t-il pour jamais me bannir de vos yeux ?

Jocaste
Peut-être que demain nous le saurons des dieux.

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