ACTE IV - Scène première


Dircé
Oui, déjà sur ce bruit l'amour m'avait flattée :
Mon âme avec plaisir s'était inquiétée ;
Et ce jaloux honneur qui ne consentait pas
Qu'un frère me ravît un glorieux trépas,
Après cette douceur fièrement refusée,
Ne me refusait point de vivre pour Thésée,
Et laissait doucement corrompre sa fierté
À l'espoir renaissant de ma perplexité.
Mais si je vois en vous ce déplorable frère,
Quelle faveur du ciel voulez-vous que j'espère,
S'il n'est pas en sa main de m'arrêter au jour
Sans faire soulever et l'honneur et l'amour ?
S'il dédaigne mon sang, il accepte le vôtre ;
Et si quelque miracle épargne l'un et l'autre,
Pourra-t-il détacher de mon sort le plus doux
L'amertume de vivre, et n'être point à vous ?

Thésée
Le ciel choisit souvent de secrètes conduites
Qu'on ne peut démêler qu'après de longues suites ;
Et de mon sort douteux l'obscur événement
Ne défend pas l'espoir d'un second changement.
Je chéris ce premier qui vous est salutaire.
Je ne puis en amant ce que je puis en frère ;
J'en garderai le nom tant qu'il faudra mourir ;
Mais si jamais d'ailleurs on peut vous secourir,
Peut-être que le ciel me faisant mieux connaître,
Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l'être ;
Car je n'aspire point à calmer son courroux,
Et ne veux ni mourir ni vivre que pour vous.

Dircé
Cet amour mal éteint sied mal au cœur d'un frère :
Où le sang doit parler, c'est à lui de se taire ;
Et sitôt que sans crime il ne peut plus durer,
Pour ses feux les plus vifs il est temps d'expirer.

Thésée
Laissez-lui conserver ces ardeurs empressées
Qui vous faisaient l'objet de toutes mes pensées.
J'ai mêmes yeux encore, et vous mêmes appas :
Si mon sort est douteux, mon souhait ne l'est pas.
Mon cœur n'écoute point ce que le sang veut dire :
C'est d'amour qu'il gémit, c'est d'amour qu'il soupire ;
Et pour pouvoir sans crime en goûter la douceur,
Il se révolte exprès contre le nom de sœur.
De mes plus chers désirs ce partisan sincère
En faveur de l'amant tyrannise le frère,
Et partage à tous deux le digne empressement
De mourir comme frère et vivre comme amant.

Dircé
Ô du sang de Laïus preuves trop manifestes !
Le ciel, vous destinant à des flammes incestes,
A su de votre esprit déraciner l'horreur
Que doit faire à l'amour le sacré nom de sœur ;
Mais si sa flamme y garde une place usurpée,
Dircé dans votre erreur n'est point enveloppée :
Elle se défend mieux de ce trouble intestin,
Et si c'est votre sort, ce n'est pas son destin.
Non qu'enfin sa vertu vous regarde en coupable :
Puisque le ciel vous force, il vous rend excusable ;
Et l'amour pour les sens est un si doux poison,
Qu'on ne peut pas toujours écouter la raison.
Moi-même, en qui l'honneur n'accepte aucune grâce,
J'aime en ce douteux sort tout ce qui m'embarrasse,
Je ne sais quoi m'y plaît qui n'ose s'exprimer,
Et ce confus mélange a de quoi me charmer.
Je n'aime plus qu'en sœur, et malgré moi j'espère.
Ah ! Prince, s'il se peut, ne soyez point mon frère,
Et laissez-moi mourir avec les sentiments
Que la gloire permet aux illustres amants.

Thésée
Je vous ai déjà dit, princesse, que peut-être,
Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l'être :
Faut-il que je m'explique ? Et toute votre ardeur
Ne peut-elle sans moi lire au fond de mon cœur ?
Puisqu'il est tout à vous, pénétrez-y, madame :
Vous verrez que sans crime il conserve sa flamme.
Si je suis descendu jusqu'à vous abuser,
Un juste désespoir m'aurait fait plus oser ;
Et l'amour, pour défendre une si chère vie,
Peut faire vanité d'un peu de tromperie.
J'en ai tiré ce fruit, que ce nom décevant
A fait connaître ici que ce prince est vivant.
Phorbas l'a confessé ; Tirésie a lui-même
Appuyé de sa voix cet heureux stratagème :
C'est par lui qu'on a su qu'il respire en ces lieux.
Souffrez donc qu'un moment je trompe encor leurs yeux ;
Et puisque dans ce jour ce frère doit paraître,
Jusqu'à ce qu'on l'ait vu permettez-moi de l'être.

Dircé
Je pardonne un abus que l'amour a formé,
Et rien ne peut déplaire alors qu'on est aimé.
Mais hasardiez-vous tant sans aucune lumière ?

Thésée
Mégare m'avait
dit le secret de son père ;
Il m'a valu l'honneur de m'exposer pour tous ;
Mais je n'en abusais que pour mourir pour vous.
Le succès a passé cette triste espérance :
Ma flamme en vos périls ne voit plus d'apparence.
Si l'on peut à l'oracle ajouter quelque foi,
Ce fils a de sa main versé le sang du roi ;
Et son ombre, en parlant de punir un grand crime,
Dit assez que c'est lui qu'elle veut pour victime.

Dircé
Prince, quoi qu'il en soit, n'empêchez plus ma mort,
Si par le sacrifice on n'éclaircit mon sort.
La reine, qui paraît, fait que je me retire :
Sachant ce que je sais, j'aurais peur d'en trop dire ;
Et comme enfin ma gloire a d'autres intérêts,
Vous saurez mieux sans moi ménager vos secrets :
Mais puisque vous voulez que mon esprit revive,
Ne tenez pas longtemps la vérité captive.

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