ACTE PREMIER - Scène III
(ANGELE CHARLOTTE)
CHARLOTTE(saluant, accent normand. )
Madame…
ANGELE( s'asseyant sur la chaise qui est à gauche de la table de droite. )
C'est bien ! Approchez, ma fille ! Vous m'êtes recommandée par le curé de Châtellerault, un vieil ami de la famille.
CHARLOTTE(au milieu. )
Un bien brave homme.
ANGELE
Il m'a dit que vous étiez une fille très recommandable.
CHARLOTTE
Ah ! ça, Madame, je peux le dire, je suis dans une position intéressante.
ANGELE
Vous dites ?
CHARLOTTE
C'est ma mère qui m'a mise dans cet état-là.
ANGELE
Votre mère ?… Ah çà ! voyons… Qu'est-ce que vous chantez ? Qu'est-ce que vous chantez ?
CHARLOTTE
Oui, ma mère, elle a fauté, ma mère ! Vous ne devez pas savoir ce que c'est que ça à Paris ? Eh bien, c'est quand on s'est laissé contourner par un homme… Elle a fauté, quoi !
ANGELE
Et avec qui !
CHARLOTTE
Avec le 5e cuirassiers ! Et même qu'elle l'a suivi, le 5e cuirassiers et qu'elle m'a abandonnée là, toute petite. Alors, ce brave curé, il dit comme ça : "Voilà un bébé qui est dans une position intéressante !"
ANGELE
Ah ! bien ! très bien ! j'aime mieux ça !
CHARLOTTE
Et c'est lui qui m'a élevée.
ANGELE
Lui ?
CHARLOTTE
Oui, Madame !… Ainsi que ma tante Pichu. Vous devez connaître son fils, il est à Paris, commissionnaire.
ANGELE
Non, connais pas !… mais, voyons, vous ne devez pas savoir faire grand'chose, vous ?
CHARLOTTE
Si, Madame ! je savons garder les vaches. Vous avez-t-il de ça à Paris ?
ANGELE
Non ! savez-vous coudre ?
CHARLOTTE
Oui, Madame ! Je savons coudre, je savons laver, je savons danser !
ANGELE
Ça, danser, ça m'est égal ! Enfin, avec tout ça, vous n'avez jamais servi ?
CHARLOTTE
Oh ! Madame, je sommes rosière.
ANGELE( se levant et allant à Charlotte. )
Ça n'a pas de rapport, ma fille ! Enfin vous avez de la bonne volonté, nous essayerons de faire quelque chose de vous, Je veux que mon mari, à son retour, vous trouve une domestique accomplie.
CHARLOTTE
Ah ! Madame a un hômme !
ANGELE
Comme vous dites… Il est en voyage, mais il doit revenir d'un moment à l'autre.
CHARLOTTE
Ah ! bien, je serai contente de le voir, ce brave homme.
ANGELE
Allons, c'est bien. Je vous prends, et pour commencer, vous aurez quarante francs par mois.
CHARLOTTE
Quarante francs ! en or ?
ANGELE
En or !
CHARLOTTE
Oh ! que Madame est bonne !
ANGELE
Blanchie et nourrie.
CHARLOTTE
Blanchite et nourrite ?
ANGELE
Oui… maintenant, allez !
CHARLOTTE
Oui, Madame.
(Elle remonte. Angèle passe en courant au n° 2, se dirigeant vers la chambre de droite où est caché Saint-Florimond. )
CHARLOTTE(revenant. )
Madame !
ANGELE( se retournant. )
Quoi ?
CHARLOTTE
Si c'était un effet de votre bonté d'accepter ce panier ?
ANGELE
Ce panier ?
CHARLOTTE
Oui, C'est des œufs !… Je me suis dit comme ça : ça fera peut-être plaisir à la bourgeoise, des beaux œufs de la campagne… Alors, je les ai bien choisis… les moins frais.
ANGELE
Comment, les moins frais !
CHARLOTTE
Oui ! on m'a dit qu'à Paris on ne mangeait jamais des œufs frais.
ANGELE
Elle est d'un primitif adorable… C'est bien, allez ma fille… Vous vous appelez ?
CHARLOTTE
Charlotte, Madame ! (À part.)
Allons, je crois que je suis tombée dans une bonne maison.
(Elle sort par le fond. )