ACTE PREMIER - Scène I


(À droite la chambre de madame Champignol.  À gauche, premier plan, porte donnant sur les appartements.  Au deuxième plan, grande fenêtre, porte au fond, donnant sur l'antichambre.  Au fond de l'antichambre, porte donnant sur l'escalier.  Tableaux sur des chevalets.  Etudes sur les murs, etc.  À droite, premier plan, une table flanquée de deux chaises, sur la table une tasse de chocolat servie ; à gauche, un canapé, et, à côté du canapé et à droite, deux chaises volantes.  Au fond contre le mur, une toile placée sur une chaise et retournée. )


(SAINT-FLORIMOND PUIS ANGELE)

(Au lever du rideau, la scène est vide ; Un coucou sonne huit heures, puis on entend une clef tourner dans la serrure de la porte d'entrée, au fond de l'antichambre, qui s'ouvre et Saint-Florimond paraît. )


SAINT-FLORIMOND(descendant au milieu.  )
Ouf ! j'y suis ! Oh ! que c'est bête ! Tenez, mon cœur fait flac ! flac ! on l'entend battre ! Oh ! un homme qui à un commencement d'hypertrophie ne devrait jamais se lancer dans les escapades amoureuses. (Il remonte.)
Enfin, je serais le mari ! Je serais venu jusqu'ici, calme, tranquille ! Eh ! bien, je suis l'autre !… En avant mon cœur !
(Il passe derrière la table de droite, va à la porte de droite et frappe. )


VOIX D'ANGELE
C'est vous Victoire ?

SAINT-FLORIMOND(voix de femme.  )
Oui !… (À part.)
Elle va me faire une scène !

VOIX D'ANGELE
Eh bien, entrez !

SAINT-FLORIMOND(id.  )
Oui !
(Il ouvre la porte. )


VOIX D'ANGELE(poussant un cri.  )
Ah ! vous !… Voulez-vous sortir !

SAINT-FLORIMOND
Ah ! elle sort du bain !

VOIX D'ANGELE
Mais fermez donc ! Mais fermez donc !

SAINT-FLORIMOND
Oui, non,… mais… (La porte se ferme brusquement sur son nez.)
Oh ! qu'est-ce que je vous avais dit ! qu'elle me ferait une scène ! Qu'est-ce que je vous avais dit ! Les femmes sont drôles ! (Il s'assied.)
Je serais le mari… Je serais entré là… calme, tranquille… je suis l'autre… on me flanque à la porte ; voilà la vie ! Et dire que voilà deux heures que je fais le pied de grue devant l'hôtel de madame Champignol, attendant l'heure propice pour entrer. (Il s'assied à la table de droite, le dos à la porte de madame Champignol.)
Oh ! non, mais mon cœur !… Il y a deux choses qui me tiraillent : mon cœur par l'émotion et mon estomac par l'appétit ! Je n'ai rien pris, moi, ce matin ! (Avisant la tasse de chocolat sur la table et la buvant tout en parlant)
… et je ne sais pas quand je pourrai prendre quelque chose ! Mais, bah ! les amoureux, ça ne mange pas !
(Il avale le reste de la tasse. )


ANGELE( sortant de la chambre de droite et se plaçant au bout de la table à laquelle est installé Saint-Florimond, face au public.  )
Ah çà ! Monsieur ! que signifie cette conduite ?

SAINT-FLORIMOND
Angèle, je ne vous dirai qu'un mot ! (Se fourrant une rôtie dans la bouche, et parlant la bouche pleine,)
C'est l'amour !

ANGELE( descendant.  )
Ah ! mais, Dieu me pardonne ! Vous me mangez mon chocolat !

SAINT-FLORIMOND
C'est votre chocolat ? Il est bon

ANGELE
Comment ! Il est bon !

SAINT-FLORIMOND
Euh ! il était bon !

ANGELE
Enfin, monsieur, c'est insensé ! Quand je vous avais interdit de mettre les pieds ici, venir comme cela à huit heures du matin !

SAINT-FLORIMOND
C'est pour ne pas vous compromettre !

ANGELE
Elle est jolie votre raison !… Enfin, on a dû vous voir !

SAINT-FLORIMOND(se levant, allant jusqu'à la porte du fond pour s'assurer s'il ne vient personne, puis redescendant à côté d'Angèle. )
Mais non !… Je me suis dit au contraire : c'est l'heure !… l'heure où, tous les matins, les domestiques sont en courses… J'ai attendu qu'ils soient sortis !… Et comme, d'autre part, je savais que votre mari était en voyage depuis un mois, je me suis dit : elle est seule !

ANGELE
Je vous avais défendu de venir ! Je vous l'ai écrit, n'est-ce pas ? "J'entends que tout soit fini entre nous ! Renvoyez-moi ma clef, cette clef que j'ai eu l'imprudence de vous donner."

SAINT-FLORIMOND
Si je suis là, c'est justement à propos de la clef !… Elle m'a même servi pour entrer, la clef !

ANGELE( gagnant la gauche et se trouvant à la hauteur du canapé.  )
Vous n'aviez pas besoin de venir, vous pouviez l'envoyer par colis postal.

SAINT-FLORIMOND(la suivant.  )
J'y ai pensé ! Seulement, on m'a dit qu'il fallait déclarer l'objet !… Vous comprenez que je n'ai pu mettre sur la boîte : "Clef de la porte d'entrée de l'hôtel de madame Champignol." Qu'est-ce qu'il aurait pensé, l'employé ?

ANGELE( s'asseyant sur le canapé.  )
Il n'y avait pas besoin de dire toutes ces choses.

SAINT-FLORIMOND(debout à côté d'elle.  )
Et puis… et puis, s'il faut vous l'avouer, j'avais une autre idée en venant moi-même ! Je me disais : non ! le dernier mot n'est pas encore dit ! Cette lettre de congé ne peut être définitive ! et je n'en veux pour preuve que cette parole pleine d'espoir qu'elle contenait.

ANGELE
Quelle parole ? quelle parole pleine d'espoir ?

SAINT-FLORIMOND
"J'entends que tout soit fini entre nous !"

ANGELE
Vous avez trouvé de l'espoir là-dedans ?

SAINT-FLORIMOND
Dame !… Il n'est pas possible que tout soit fini entre nous, me suis-je dit, puisque rien n'a été commencé !… Donc, si elle commence par la fin, elle finira peut-être par le commencement !
(Il s'asseoit sur le canapé au n° 2, à côté d'Angèle. )


ANGELE( railleuse.  )
Ah ! Ah !

SAINT-FLORIMOND
Angèle ! Il veut lui prendre la taille.

ANGELE( se dégageant, se levant et passant au n° 2.  )
Non ! non !… Il n'y a plus d'Angèle, mon ami ! Merci !… Assez de ces petites fêtes !

SAINT-FLORIMOND(se levant et la suivant.  )
Quelles petites fêtes ?

ANGELE
Eh ! celle de Fontainebleau !

SAINT-FLORIMOND
Cela a été une veste !

ANGELE
Cela a été le triomphe de ma vertu !

SAINT-FLORIMOND
Cela n'est pas de votre faute !

ANGELE( elle s'asseoit sur la chaise qui est à gauche de la table de droite.  )
Vous croyez, monsieur ?

SAINT-FLORIMOND(passant derrière la table, puis redescendant de l'autre côté.  )
Je suppose que vous n'aviez pas consenti à aller passer deux jours avec moi à Fontainebleau pour voir les carpes. (S'asseyant sur la chaise qui est de l'autre côté de la table, en face d'Angèle.)
Si vous n'aviez pas rencontré là ces parents de la province… votre oncle… Comment s'appelle-t-il déjà ?

ANGELE
Chamel.

SAINT-FLORIMOND
Il y a des gens qui ont des noms prédestinés !

ANGELE
Quoi, c'est un nom suisse ! Il est Suisse…

SAINT-FLORIMOND
Si vous n'aviez pas rencontré votre oncle Chamel, avec sa fille et son gendre, le petit Singleton…

ANGELE( se levant et passant à gauche n° 1.  )
Ah ! bien ! oui !… parlons-en de cette rencontre, ça vous ressemble bien ! (Saint-Florimond se lève et descend vers Angèle.)
Il y a tant d'autres villes en France que Fontainebleau… tant d'autres hôtels que le "Cadran Bleu", à Fontainebleau !… Et vous allez juste choisir la ville et l'hôtel où ils sont descendus pour leur voyage de noces !…

SAINT-FLORIMOND
Est-ce que je pouvais le savoir ?

ANGELE
Eh bien ! on s'informe !

SAINT-FLORIMOND
Soyez tranquille ! La prochaine fois, quand je descendrai dans un hôtel, je demanderai : "Vous n'avez pas de Chamel dans la maison ?"

ANGELE
Enfin, regardez les conséquences ! Voilà des gens qui sont persuadés que vous êtes mon mari !

SAINT-FLORIMOND
Aussi, pourquoi leur avoir dit ?

ANGELE
Est-ce que je leur ai dit ?… Mais enfin, ne connaissant pas mon mari et vous trouvant seul avec moi à Fontainebleau, naturellement ils en ont conclu…

SAINT-FLORIMOND
Que j'étais Champignol ! Et même, comme votre mari est peintre, votre oncle n'a pas eu de cesse qu'il ne m'eût fait faire un croquis : je lui ai fait la "Roche qui tremble", faite par moi ! Ah ! Je m'en souviendrai, de ce voyage à Fontainebleau !…

ANGELE( passant au n° 2.  )
Oh ! moi aussi !… Heureusement que ces gens ne quittent jamais la province ! Enfin ! pour le moment, je suis décidée à en rester là ! Rendez-moi ma clef !

SAINT-FLORIMOND
Rendez-moi ma clef !… Ainsi, vous voulez sérieusement que nous en restions là !… et que ça finisse comme ça,… en queue de poisson ?

ANGELE
Oui !…

SAINT-FLORIMOND
Mais savez-vous bien que ce n'est pas honnête !… Car enfin, vous m'avez fait croire que vous m'aimiez !

ANGELE
Que voulez-vous, mon ami ! Vous êtes arrivé au moment psychologique. Mon mari était absent, j'ai fait votre connaissance dans le monde, vous m'avez fait la cour.

SAINT-FLORIMOND
Je vous ai plu.

ANGELE
Non, je m'ennuyais… J'ai pu le croire moi-même que je vous aimais ! Mais puisque le ciel a voulu que je sorte intacte de cette équipée, je veux dorénavant rester fidèle à mon mari ! Le tromper, lui, un des premiers peintres de l'époque ! Non, je ne veux pas qu'on puisse dire de lui comme de tant d'autres maris, qu'il est… (À ce moment, la pendule sonne la demie : "Coucou.")
Vous dites ?

SAINT-FLORIMOND(au milieu.  )
Ce n'est pas moi !… C'est la pendule !

ANGELE( tout à fait à droite.  )
Ah ! je l'espère

SAINT-FLORIMOND(s'approchant d'Angèle. )
Eh bien ! ma foi, vous avez raison, le replâtrage en amour, ça ne vaut jamais rien, l'affaire est manquée, à une autre !

ANGELE
Voilà comment il faut raisonner ! Moi, si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de renoncer à toutes vos intrigues qui ne peuvent vous mener à rien, et d'épouser une brave petite femme : vous avez l'âge !

SAINT-FLORIMOND(indigné.  )
Me marier ! (Changeant de ton.)
Mais je m'en occupe !

ANGELE
Vous vous en occupez ?… Et que ne le disiez-vous !

SAINT-FLORIMOND
J'avais peur de vous vexer !

ANGELE( remontant jusqu'à la table.  )
Ah ! c'est trop de délicatesse ! Et qui comptez-vous épouser ?
(S'asseyant sur la chaise qui est à gauche de la table. )


SAINT-FLORIMOND(debout à côté d'Angèle. )
Je ne sais pas ! C'est une jeune fille qu'on doit me présenter demain soir dans un bal que donne sa tante, une Madame Rivolet, que je connais très peu, d'ailleurs !

ANGELE
Et où ça, ce bal ?

SAINT-FLORIMOND
À Clermont, près de Creil…

ANGELE
Oh ! c'est un peu loin ! La jeune fille est jolie ?

SAINT-FLORIMOND
Si elle est jolie ! Soixante-mille francs de rentes !

ANGELE( elle se lève et passe au n° 1.  )
Ah ! mais, il n'y a pas à hésiter ! Faites donc ça, mon ami.

SAINT-FLORIMOND
C'était bien mon intention !

ANGELE
Je ne l'aurais pas cru !… D'après les propositions que vous venez de me faire !…

SAINT-FLORIMOND
Tiens ! ça !… c'était pour avant !… Mais après tout, vous avez raison ! Puisqu'il faut rompre, rompons !

ANGELE
C'est ça, mon ami ! Et maintenant, partez ! les domestiques n'auraient qu'à rentrer !… (Ils remontent jusqu'à la porte du fond, on entend des voix au dehors.)
Ah ! mon Dieu, ce sont eux !…

SAINT-FLORIMOND
Par où filer ?
(Il se précipite vers la chambre de droite en passant derrière la table. )


ANGELE
Non, pas par là !… c'est ma chambre !

SAINT-FLORIMOND
Ma foi, tant pis !
(Il entre dans la chambre de droite. )

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