ACTE III - SCENE VI



LES MEMES, moins DARDILLON, plus JOSEPH

PAGINET
Allons ! Plumarel, mettez-vous là, à côté de votre fiancée !
(Tout le monde se met à table. JOSEPH arrive avec un plat.)

PAGINET
Ah ! voilà les œufs à la coque !

MADAME PAGINET
Comment ! Nous n'attendons pas monsieur Dardillon ?

PAGINET
Mais non, mais non, il n'a qu'à être là !
(Chacun se sert.)

JOSEPH
(à part. )
Ah, çà ! ils n'ont pas vu encore notre verre !
(Il va encore arranger les carafes et pousse avec affectation le verre devant MADAME PAGINET. Personne n'y fait attention. Il donne une seconde pichenette dans le verre qui résonne.)

PAGINET
Encore ! Je vous ai dit de faire attention ! Et puis, qu'est-ce que c'est que ce baquet-là ? Qu'est-ce qu'il fait au milieu de la table ?

JOSEPH
Monsieur, c'est un verre qui… que…

MADAME PAGINET
Oh ! mais je n'avais pas remarqué !… c'est vous, Joseph…

JOSEPH
Moi, la cuisinière et la bonne.

PAGINET
Oh ! pardon, mon pauvre Joseph, je n'avais pas regardé.

MADAME PAGINET
Oh ! c'est très gentil ! (Lisant.)
"A MADAME PAGINET, Chevalier de la Légion d'Honneur; les domestiques. " Ah ! que c'est aimable !

PAGINET
(regardant le verre. )
Voyons !… Ah ! très joli ! C'est un objet d'art.
(Il le montre à PLUMAREL et à SIMONE)

SIMONE
(à PLUMAREL)
Charmant, n'est-ce pas ?

PLUMAREL
De très bon goût ! de très bon goût !

JOSEPH
(se rengorgeant. )
Oh ! monsieur, c'est que nous sommes si heureux à la cuisine.

MADAME PAGINET
Je vous remercie beaucoup !

JOSEPH
Madame pourra le mettre dans le salon.

PAGINET
Non !… dans le cabinet de toilette, à la bonne place !

JOSEPH
Encore ! Mais je le voyais mieux dans le salon.

DARDILLON
(rentrant, au public. )
Ah ! non ! Ça, c'est le comble !

PAGINET
Qu'est-ce que c'était, Dardillon ?

DARDILLON
Pour monsieur Plumarel !

PLUMAREL
Moi ?

DARDILLON
Oui, d'une fleuriste, pour les bouquets de fiançailles ! (A part.)
Et c'est à moi qu'on vient demander ça !

PLUMAREL
J'y passerai après le déjeuner. Je te demande pardon !

PAGINET
Il n'y a pas de quoi ! Encore un œuf, Plumarel ?

PLUMAREL
Volontiers !

PAGINET
Justement, il n'en reste qu'un !

SIMONE
Eh ! bien, et monsieur Dardillon ?

PAGINET
Ah ! c'est juste ! Alors, mes enfants, pas de passe-droit, vous allez le tirer au sort !

PLUMAREL
Non ! du tout ! J'en ai déjà eu un ! Celui-là est pour Dardillon !

PAGINET
Eh bien ! Il vous le cède ! (JOSEPH entre avec un plat de côtelettes.)
Qu'est-ce que c'est que ça ?

MADAME PAGINET
Des côtelettes !

PAGINET
Ah ! bien ! Joseph, vous avez mis le vin rouge à côté de moi, donnez-moi le blanc.

JOSEPH
Voilà, monsieur. Oh !

TOUS
Quoi ?

JOSEPH
Qu'est-ce qui a fourré ce bouquet dans le Sauterne ?

PAGINET
Dans le Sauterne !

DARDILLON
C'était du Sauterne ! J'avais pris ça pour de l'eau.

PAGINET
C'est agréable!… une bouteille perdue!… Est-ce qu'il reste du vin blanc ici ?

JOSEPH
Non, monsieur, il n'y en a qu'à la cave.

PAGINET
Allons, bon !

DARDILLON
Monsieur, je vous demande pardon, mais j'étais si heureux de la décoration de madame Paginet que je n'ai pas fait attention !

PAGINET
Je ne vous dis pas que vous n'étiez pas heureux !… mais enfin, on regarde où on fourre ses bouquets !… Comme c'est amusant, je vais être obligé de prendre du vin rouge… et mon médecin me le défend !… Allons ! passez les côtelettes!

MADAME PAGINET
(se servant dans le plat que JOSEPH lui présente. )
Ah ! Joseph ! Elles sont bien noires vos côtelettes !

PAGINET
Voyons ! (On les lui montre.)
Mais elles ne sont pas mangeables ! Vous en ferez mes compliments à la cuisinière !… si c'est ça qu'elle nous sert !…

JOSEPH
Oh ! ce n'est pas de sa faute !

PAGINET
Comment ! Ça n'est pas de sa faute ?

JOSEPH
Monsieur, elle a été si heureuse de la décoration de Madame !

PAGINET
Eh bien ! quoi ! "elle a été heureuse", ce n'est pas une raison pour faire tout de travers ! Sapristi ! vous avez le bonheur malheureux, vous autres !
(Il se sert en maugréant. JOSEPH sort.)

MADAME PAGINET
Ah, bien ! pour une fois, tu peux l'excuser !

PLUMAREL
Et puis, elles ne sont pas si brûlées que ça ! Tenez, l'intérieur !

PAGINET
Vous avez de la chance si vous pouvez manger ça !… (A MADAME PAGINET)
Qu'est-ce qu'il y a après ça ?

MADAME PAGINET
Des pommes de terre à la Béchamel.

PAGINET
(à JOSEPH qui entre avec un plat et un gâteau. )
Ah ! ce sont les pommes de terre ?

JOSEPH
Oui, monsieur. Et voilà un gâteau dont le boulanger fait cadeau à Madame.

TOUS
Ah !

MADAME PAGINET
Ah ! le beau gâteau !

SIMONE
Et il y a quelque chose d'écrit.

DARDILLON
C'est vrai ! En sucre !

MADAME PAGINET
(lisant. )
"Vive Madame Paginet, Chevalier de la Légion d'Honneur" !
Ah ! voilà une attention.

PLUMAREL
Je suis sûr que c'est la première fois que vous voyez votre nom en sucre.

MADAME PAGINET
Je l'avoue.

JOSEPH
Le boulanger m'a chargé de dire à Madame qu'il avait été bien heureux.

PAGINET
(entre ses dents. )
Voilà le refrain !

JOSEPH
Il a été surtout heureux parce que si Madame n'avait pas été nommée, le gâteau lui serait resté pour compte. Il l'avait fait d'abord pour Monsieur. Alors il n'a eu qu'à changer
Monsieur en Madame.

PAGINET
Ah, bien ! je suis bien aise de le savoir.

MADAME PAGINET
Je crois qu'il faudrait lui faire donner dix francs.

PAGINET
Dix francs ! Ça ne vaut rien, ces gâteaux-là ! Ça a de l'œil, mais ce n'est pas mangeable ! Tu lui feras donner quarante sous. (A JOSEPH)
Allons ! Servez les pommes de terre.
(JOSEPH sert MADAME PAGINET. PAGINET regarde sa femme se servir.)

PAGINET
Pourquoi sont-elles marron comme ça ?

JOSEPH
La cuisinière m'a chargé de dire à monsieur qu'elles avaient reçu un petit coup de feu.

PAGINET
Encore!… C'est insupportable!

JOSEPH
Ce n'est pas de sa faute, monsieur. Elle a été si heureuse !…

PAGINET
Ah ! mais vous savez, vous commencez à m'ennuyer; eh ! bien, oui ! vous êtes heureux… c'est entendu ! nous sommes tous heureux !… Mais sapristi ! Ce n'est pas une raison pour faire de la ratatouille !
(JOSEPH sort.)

MADAME PAGINET
Voyons, Loulou !… Calme-toi !

PAGINET
C'est vrai ! Avec leur bonheur !

MADAME PAGINET
Eh ! bien, tu n'es donc pas heureux, toi ?

PAGINET
Comment, je ne suis pas heureux ?… Mais je déborde, seulement, je n'en fais pas souffrir les autres ! Je n'ai rien mangé avec tout ça, moi ! Je n'ai rien mangé !

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024