ACTE I - SCENE XVIII



LES MEMES, JOSEPH

PAGINET
(à JOSEPH qui entre du fond. )
Eh ! bien, qui est-ce qui est là ?

JOSEPH
(un bouquet à la main. )
Monsieur !… c'est une députation des dames de la halle qui apporte un bouquet au nouveau chevalier de la Légion d'Honneur !

PAGINET
Est-il possible ! Ah ! Joseph !… Courez !… dites-leur que le nouveau chevalier de la Légion d'Honneur est on ne peut plus touché de leur enthousiasme, et qu'il les remercie de cette manifestation. Allez (JOSEPH sort.)
Ah ! mes amis ! vous avez vu !… Vous avez entendu ?… jusqu'à ces prolétaires qui ne me connaissent pas et qui m'apportent leur tribut d'admiration !…
Est-ce assez flatteur?

TOUS
Oui.

LIVERGIN
Il donne là-dedans, lui !

PAGINET
(à JOSEPH qui entre. )
Eh bien ! vous leur avez dit combien j'étais sensible ?… qu'est-ce qu'elles ont dit ?

JOSEPH
Elles ont dit qu'elles étaient sensibles aussi… mais que généralement on donnait vingt francs !

PAGINET
Donnez-en quarante !… Mais tout cela ne doit pas me faire oublier la reconnaissance. Je m'en vais où mon devoir m'appelle.

MADAME PAGINET
Où vas-tu ?

PAGINET
Au ministère. Je vais remercier ce ministre intègre.

MADAME PAGINET
Mais tu ne le connais pas.

PAGINET
Qu'importe ! il me connaît bien, lui !… Je ne veux pas qu'il puisse dire, ce soir, en se couchant : "Paginet est un ingrat ! "
(Il remonte, on entend une fanfare dans la coulisse.)

TOUS
Qu'est-ce que c'est que ça ?

JOSEPH
(accourant. )
Monsieur, c'est la fanfare de Fontainebleau !

PAGINET
Comment, elle est à Paris ?

JOSEPH
Oui, pour le concours des sociétés musicales; elle a appris votre nomination et elle vient féliciter en vous un enfant de Fontainebleau !

PAGINET
Mais faites-la entrer.

JOSEPH
(annonçant. )
Messieurs de la fanfare !
(La fanfare entre du fond en jouant un pas redoublé, fait le tour de la scène et se range au fond.)

PATRIGEOT
(une fois que la musique a cessé, à PAGINET)
Monsieur et cher compatriote, les grandes nouvelles sont comme la foudre, elles se répandent avec la rapidité des grandes marées.

LIVERGIN
(à part. )
Je ne vois pas bien ça.

PATRIGEOT
Au moment où nous traversions Paris, ma fanfare et moi dont je suis le chef, nous avons appris que monsieur le Ministre venait de vous octroyer la Croix de la Légion d'Honneur, à vous, un enfant de Fontainebleau ! Laissez-moi vous le dire : Il a bien fait.

TOUS
Très bien ! Très bien !

PATRIGEOT
Quand Napoléon institua cette belle institution, il pensait à juste titre qu'on la réserverait plutôt pour les gens qui la mériteraient : Eh bien ! laissez-moi vous le dire, c'est notre avis, à ma fanfare et à moi dont je suis le chef, qu'on ne pouvait pas mieux la placer que sur votre poitrine. Je le dis bien haut ! N'y eût-il qu'une croix, elle devait échoir au docteur Paginet.

TOUS
Bravo ! bravo !

PAGINET
(très ému. )
Merci !… mes amis, merci ! Voilà une de ces ovations spontanées qui font du bien au cœur… et je ne l'oublierai jamais !… Tenez, voici cinq cents francs pour boire à ma santé !

TOUTE LA FANFARE
Vive monsieur Paginet !

LIVERGIN
(à part. )
Cinq cents francs !… Et on lui demanderait un service de quarante sous, il vous enverrait promener !

PAGINET
Et maintenant, mes amis, le ministre m'attend ! Venez ! (A MADAME PAGINET)
Au revoir, bébé ! Tenez ! mettez-vous sur le balcon pour nous voir passer.

JOSEPH
(entrant une lettre à la main. )
C'est une lettre pour madame !

MADAME PAGINET
Bien, merci !

PAGINET
(à la fanfare. )
Allons ! mes amis, en route !
(Il se met à la tête de la fanfare qui joue en sortant par le fond.)

LIVERGIN
(allant sur le balcon avec sa femme, DARDILLON et SIMONE, entre ses dents. )
Est-il assez grotesque ?
(Pendant tout ce qui suit on entend la fanfare en sourdine dans la coulisse.)

MADAME PAGINET
(à PLUMAREL)
Ah ! ça fait plaisir de le voir heureux comme ça !(Ouvrant la lettre que lui a remis JOSEPH)
Qui est-ce qui peut m'écrire?… C'est de votre oncle !

PLUMAREL
Ah ! c'est pour vous apprendre la nomination.

MADAME PAGINET
Pourquoi m'écrit-il, à moi ? (Lisant.)
"Madame, j'aurais été heureux de pouvoir décorer monsieur votre mari. " Hein ? "L'inconséquence inexplicable qu'il a commise en présidant un banquet réactionnaire au lac Saint-Fargeau me rend aujourd'hui la chose impossible. " (Parlé.)
Quoi ?

PLUMAREL
Qu'est-ce qu'il dit ?

MADAME PAGINET
(lisant. )
"Mais heureusement j'ai trouvé une compensation qui réunira tous les suffrages. Vous, madame, vous avez su prendre l'initiative d'une œuvre admirable. Votre nom arrive en première ligne au livre d'or de la charité, nous croyons donc nous faire l'interprète des sentiments de tous, en nommant MADAME PAGINET, chevalier de la Légion d'Honneur! "
Chevalier !… moi !… et pas lui !… Ah! (Elle tombe sur un canapé.)

PLUMAREL
Voyons, du calme !

MADAME PAGINET
Ah ! mon Dieu !… mais s'il apprend ça, brusquement, il va en avoir un coup de sang !

PLUMAREL
Eh bien ! vous le lui direz… vous le préparerez !

MADAME PAGINET
Mais s'il va au ministère, il apprendra tout ! Vite, Plumarel ! courez ! rattrapez-le ! Empêchez-le de voir le ministre !

PLUMAREL
(sortant par le fond. )
J'y cours !

SIMONE
(paraissant au, balcon pendant que les autres agitent leurs mouchoirs. )
Tenez, les voilà qui sortent.

MADAME PAGINET
Ah ! mon Dieu ! le malheureux ! (Courant au balcon et appelant.)
Paginet ! Paginet !

VOIX
(dans la coulisse. )
Vive monsieur Paginet !

MADAME PAGINET
(pendant que la fanfare éclate dans la coulisse et que le bruit redouble. )
Ah ! à la grâce de Dieu !

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