Acte III - Scène XIV



Moricet, Léontine, puis Duchotel

Moricet
Par exemple, voilà ce qu'on peut appeler un incident d'audience !

Léontine
Ah ! bien ! si vous croyez que cela modifie en rien mes idées ! (Changeant de ton.)
En attendant, puisque nous sommes seuls, profitez-en pour me rendre ma lettre.

Moricet
Ah ! c'est vrai, au fait ! Où est mon pantalon ? (Il va le prendre sur la cheminée où il l'avait déposé tout roulé et redescendant au n° 1.)

Moricet
Voilà ! voilà ! (Ils prennent chacun le pantalon par un des côtés de la ceinture et Moricet fouille dans les différentes poches.)
Mon porte-monnaie, mon mouchoir…

Léontine(le pressant.)
Oui, oui, dépêchez-vous !

Moricet(explorant le fond de la poche et soudain l'air hagard.)
Il n'y a pas de lettre ! Elle n'y est plus !

Léontine
Pas de lettre ? Voyons !… voyons, cherchez bien.

Moricet
Mais il n'y a pas à chercher !… (Montrant le pantalon.)
Voilà une jambe ! voilà l'autre !… Je n'en ai que deux.
(Ils continuent à fouiller désespérément, chacun dans une poche du pantalon. Pendant ce jeu, Duchotel, qui a paru au fond, descend sans qu'ils le voient et arrive ainsi entre eux comme surgissant du pantalon qu'ils tiennent juste à hauteur de sa ceinture.)

Duchotel(le nez sur le vêtement.)
Eh ! bien, qu'est-ce que vous faites là ?

Moricet(interloqué.)
Hein ?… Euh ! (Ne sachant que dire.)
Je montrais mon pantalon à madame Duchotel.

Duchotel(le faisant pirouetter.)
Ah ! C'est bien intéressant !… (Changeant de ton, à Léontine avec aplomb.)
Eh bien ! tu as vu, hein ! Ce farceur de Gontran ! Qui est-ce qui aurait pu se douter, là ! avec madame Cassagne ?… C'était Gontran !

Léontine(sournoise.)
Oui, oui ! (À part.)
Attends un peu !…

Duchotel
Quand je pense que tu as pu me soupçonner un moment !… C'était ce gamin !

Léontine(avec une assurance jouée.)
Oui ! oh ! ça ne m'a pas autrement étonnée. Il y avait longtemps que Gontran m'avait confié ses relations avec madame Cassagne.

Duchotel(changeant de ton.)
Quoi ?

Léontine(retournant le poignard dans la plaie.)
C'est même pour le dépenser avec elle qu'il vous empruntait de l'argent !

Duchotel(suffoqué.)
Avec elle ?… C'est ça ! c'est moi qui payais ! je payais pour deux !

Léontine(même jeu.)
Seulement, ce qui le chiffonnait, ce pauvre garçon, c'est qu'il paraît qu'elle avait aussi un vieux.

Duchotel(piqué au vif.)
Un vieux ! Qu'est-ce qui a dit ça ?

Léontine(même jeu.)
Elle !… à lui !

Duchotel(même jeu.)
Comment, un vieux !… Voilà des façons de parler ! C'est pas possible qu'elle ait dit ça ! elle ! elle ! "un vieux ! "

Léontine(sournoise.)
Qu'est-ce que ça vous fait ?

Duchotel(avec conviction.)
Tiens ! Je ne suis pas un vieux !

Léontine(railleuse.)
Je crois que vous vous êtes coupé, mon ami ! lasse de tous ces mensonges.  C'était vous qui étiez cette nuit chez madame Cassagne.

Duchotel(se sentant acculé et à bout de raisons.)
Eh ! bien après tout, oui, là ! Je vois que je n'en sors pas avec tous ces mensonges ; j'aime mieux avouer carrément. Oui, j'étais cette nuit chez madame Cassagne !

Moricet
Euh ! Dites donc, si j'allais par là ? Fausse sortie.

Léontine(l'arrêtant.)
Du tout, vous n'êtes pas de trop ! (À Duchotel.)
Monsieur, tout est fini entre nous.

Duchotel(petit garçon.)
Oh ! Léontine, voyons, pardonne-moi !

Léontine
Jamais de la vie !

Duchotel
Je te jure que je ne reverrai plus Madame Cassagne ! Plus d'infidélités, plus de chasses, plus de bourriches ! (Subitement et comme s'il allait faire un grand aveu.)
Et tiens !… la bourriche : rien ne me force à te le dire : eh bien ! elle venait de chez le marchand de comestibles ! (Se méprenant au rire railleur de Léontine et avec dignité.)
Parole d'honneur !… Même si tu ne me crois pas, voici la note. (Il tâte ses différentes poches et tire de celle de son veston la lettre de Léontine ; il l'a déjà dans la main quand la mémoire lui revient.)
Mais non ! au fait, je l'ai jetée ; mais alors, qu'est-ce que ce papier ?

Léontine(tressaillant et se serrant instinctivement contre Moricet.)
Ma lettre !

Moricet(même jeu.)
Oh !

Duchotel(qui a ouvert le papier à Léontine.)
Tiens ! c'est de toi.

Duchotel(lisant avec componction.)
"Mon ami !… je n'ai qu'une parole… À l'heure qu'il est, il n'y a plus d'obstacles entre nous…" (Remémorant.)
"Il n'y a plus d'obstacles entre nous. "
"Libre de moi-même, c'est à vous que je m'engage. " (Poussant un cri.)
Ah !

Léontine et Moricet(tressaillant)
Quoi ?

Duchotel(simplement et convaincu.)
Je sais !

Léontine et Moricet(à part et la gorge sèche.)
Il sait.

Duchotel(bien posément, comme un homme qui évoque un souvenir.)
C'est un ou deux jours avant nos fiancailles ! (Moricet et Léontine se regardent ahuris pendant que Duchotel poursuit sa lecture.)
"Dites-vous bien que si j'agis de la sorte, c'est parce qu'"il" l'a bien voulu ! " (Parlé.)
Parfaitement ! "Il"… c'était ton père !

Moricet
Ah ?

Duchotel(avec conviction.)
Oui.
(Moricet et Léontine répriment difficilement un éclat de rire, puis )

Moricet(à part.)
Ouf !

Duchotel(à Léontine.)
Eh ! bien, tu ne le croirais pas, je ne me la rappelais pas du tout, cette lettre-là.

Léontine(sur un ton de reproche joué.)
Oh ! Comment, tu ne…

Duchotel(vivement comme s'il se reprochait cet oubli.)
Oh ! mais maintenant, je me la rappelle très bien ! Et tiens, Léontine, en souvenir de ce bon temps, en souvenir du moment où tu m'as écrit cette lettre, pardonne-moi !

Léontine(passant à droite.)
Oh ! ça, jamais !

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