Acte I - Scène VII
Moricet, Duchotel, en gilet et avec un pantalon neuf
Duchotel(entrant de droite et tout en parlant se dirigeant par le fond vers la glace de la cheminée.)
Dis donc ! Hein ? Qu'est-ce que tu penses de ce pantalon ?
Moricet(d'un air méprisant, sans même regarder.)
Oh ! il est très joli ! très joli !
Duchotel
Mais oui, il est très joli… On vient de faire le pareil à Gontran, ainsi c'est tout dire.
Moricet
Oh ! alors… À propos, je te remercie de la façon dont tu as rangé mon volume.
Duchotel(descendant à gauche.)
Ah ! Tu l'as trouvé ?
Moricet
Oui ! sous le bahut !
Duchotel(comme d'un acte tout naturel.)
Ah ! oui… oui… en effet, c'est moi qui l'ai mis pour remplacer le pied… Je n'avais rien d'autre sous la main… (Aimablement.)
Comme quoi un livre sert quelquefois à quelque chose.
Moricet(vexé.)
Ce n'est pas pour cela que je l'ai écrit… Et moi qui ai pris la peine de te dédier une de mes meilleures pages !… Vraiment, pour le cas que tu fais de mes œuvres !…
(Il s'asseoit à la table, côté droit, face à la cheminée.)
Duchotel:
Il y a une page qui m'est dédiée ?
Moricet
Si tu l'avais ouvert, ce livre, tu l'aurais vu… Tiens, page 91… J'ai intitulé ça "Navrance".
Duchotel
Tu dis ?
Moricet(répétant.)
"Navrance", C'est le titre du sonnet. (Lisant.)
"À Justinien Duchotel. "
Duchotel(lui serrant la main par-dessus la table.)
Merci !
Moricet(lisant en scandant les vers avec la complaisance d'un poète qui s'écoute.)
Ami, crois-moi, la vie est bien une chimère, Aussi quand je te vois gai, malgré tout cela, Je me dis : "Le cher homme est heureux et prospère ! Il ne pense donc pas qu'un jour son tour viendra ! "
Duchotel
Hein ? Eh bien ! dis donc, tu es gai, toi !
Moricet(le faisant taire et continuant.)
Chut ! Et c'est pour moi, dès lors, une tristesse amère Qui me crispe, à penser que tout être s'en va ! Je ne puis plus te voir sans me dire ; misère ! Où serai-je, moi, quand il ne sera plus là !
Duchotel(passant à droite.)
Ah ! mais, dis donc, tu m'embêtes, tu sais, tu m'embêtes, avec tes navrances.
Moricet(voulant continuer sa lecture.)
Non…
Duchotel(se méprenant sur le sens de ses paroles.)
Si !
Moricet(même jeu.)
Non…
Duchotel(même jeu.)
Je te dis que si !
Moricet(se levant.)
"Non !…" c'est le commencement du vers. Non, je ne puis pas croire à la fin éternelle, Je rêve une autre vie et plus douce et plus belle Qui nous attend après, dans un monde plus beau.
Duchotel
Dis donc, il y en a long comme ça ?
Moricet
Mon Dieu, c'est un sonnet.
Duchotel
Oui, ça m'est égal… Je te demande s'il y en a long, parce que je vais te dire, l'essayeur m'attend.
Moricet(piqué.)
Va donc, je serais désolé de te retenir.
Duchotel
Oui, je n'ai pas de temps à perdre à cause de l'heure, sans ça !… Mais je te remercie, tu sais !
Moricet
Oui… de rien… de rien.
(Fausse sortie de Duchotel.)
Duchotel(revenant.)
Alors, tu le trouves bien, mon pantalon ?
Moricet(narquois.)
Un poème ! (À part.)
Bourgeois, va !
Duchotel(entrant dans la chambre et parlant à la cantonade, premier plan à droite.)
Je vous disais donc que l'entournure gauche est beaucoup trop étroite.